Photo JC Geluk/T Suykens
Julos Beaucarne

Son terroir, c’était les galaxies

par Philippe Allienne
Publié le 1er octobre 2021 à 14:25

Son oreille droite avait 85 ans. Son oreille gauche aussi. Julos, le « chanteur du silence », est parti sans faire de bruit, le 18 septembre à Beauvechain, Tourinnes-la-Grosse, où il a vécu. Le voilà parti rejoindre, sous un air de p’tite gayole, son épouse Louise-Hélène France. Julos Beaucarne, c’était et cela demeure tout un univers poétique.

Il était né le 27 juin 1936 à Écaussinnes, dans cette Wallonie qui lui tenait tant à cœur et dont il aura été le fervent défenseur de la langue. « Mettez du wallon dans votre juke-box » écrivait en 1981 l’auteur de « La p’tite gayole ». Ce chant en wallon écrit un an plus tôt est devenu en quelque sort l’hymne de cette région francophone. Dans un album éponyme, il avait adapté des textes de Vignaux et de Brassens dans cette langue. Il avait même traduit ainsi Le Misanthrope de Molière. Entrer dans un spectacle de Julos Beaucarne revenait à glisser dans un monde magique, sidéral, absolument poétique. La magie de la poésie surtout : « Soizig c’est un prénom de femme / Soizig c’est un prénom breton / Au cœur des forêts la prairie / Et tout au bord une maison (…) / Est-ce la forêt qui t’habille / Ou toi qui habilles les bourgeons ? » Le voyageur en peine qui cherchait une magicienne ou une fée en ce monde étroit avait soif d’amour bien plus que d’eau. Il savait le dire à la belle assise à la fontaine. « Soizig », un des titres de l’album Le vélo volant (1979), n’était-elle pas sa compagne Louise-Hélène France elle-même, assassinée par un homme détraqué (que le couple hébergeait) dans la nuit du 2 au 3 février 1975 ? « Ma loulou est partie pour l’envers du décor, un homme lui a donné 9 coups de poignard dans sa peau douce. » Dès lors, sa vie bascule. Vers la haine ? Non. L’amour et la tolérance. « C’est la société qui est malade. Il nous faut la remettre d’aplomb et d’équerre par l’amour, l’amitié et la persuasion. (…) Je pense de toutes mes forces qu’il faut s’aimer à tort et à travers » (extrait de l’album Chandeleur septante-cinq sorti la même année). À l’époque, et surtout dans les années qui ont suivi l’horrible fait divers, des critiques formatés lui ont reproché d’exploiter l’image de Louise-Hélène France (dont il a fait le label de ses disques) et de faire dans la sensiblerie. Quelle erreur. Parle-t-on ainsi d’un poète ? Dans le même album, dédié à sa femme, nous retrouverons cette « Lettre à Kissinger » qui accuse ouvertement les États-Unis de Nixon d’être responsables du coup d’État au Chili, des tortures et meurtres perpétrés par Augusto Pinochet. Plus tard, il a aussi exprimé sa colère contre la dictature de Jorge Rafael Videla, en Argentine, en suggérant que le fusil était sans doute la seule réponse. Cela n’avait pas empêché la coupe du monde de football de 1978 dans des stades où l’on était plus prompt à exécuter les hommes que les tirs au but. Julos commençait ses spectacles en faisant vibrer un verre sous son index. Ce son interstellaire ne nous avait toujours pas quitté quand il chantait « De mémoire de rose » (« De mémoire de rose on a vu mourir un jardinier », deux vers empruntés à un poète du 17e siècle). Dès 1967, il mettait en musique « Je ne songeais pas à Rose », un texte de Victor Hugo. « Rose défit sa chaussure / Et mit d’un air ingénu / Son petit pied dans l’eau pure. » Et puis, mais nous ne pourrions jamais tout exprimer ici, il y avait le Julos écolo des années soixante-dix. Il avait par exemple créé le Front de libération des arbres fruitiers (Flat) et s’émerveillait ainsi devant des primevères venant d’éclore dans le bois de la Houssière : « Le front de libération des arbres fruitiers revendique la responsabilité de cette manifestation de la vie. » C’était en 1974, quand il rappelait que le Christ, qui lisait Régis Debray, se promenait dans la rue avec Marie-Madeleine, une môme en mini-jupe. Il se moquait des prétentieux, de leurs courtisans et des discours vides et bien plus minces que « les crêpes de sa grand-mère qui n’avaient qu’un côté ». Il se moquait des banquiers, de l’ère vidéo-chrétienne. Il s’émerveillait devant cet homme qui, le 12 juin septante-neuf, avait traversé la Manche à bord d’un vélo volant, uniquement en pédalant. Malicieux, il annonçait que « la révolution passera par le vélo ». Il rêvait d’un théâtre où les spectateurs pédaleraient pour faire du courant. Et il avait réellement fait pédaler 105 personnes, le 6 mars 1986 à Liège, pour alimenter les projecteurs du théâtre. Julos, c’était il y a longtemps, c’était hier, c’est demain.

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