L’Art de perdre...

Sur les chemins conjugués de France et d’Algérie

par PAUL K’ROS
Publié le 5 février 2021 à 16:00

« L’art de perdre », cette formule un peu sibylline ne désigne ni une martingale pour jeu de poker, ni une secrète combinaison gagnante aux échecs ; quoique... L’Art de perdre dont nous parlerons ici est le titre d’un feuilleton en forme de « théâtre radiovisuel » conçu par Cyril Brisse, Céline Dupuis, et Franck Renaud à partir du roman éponyme d’Alice Zeniter (prix Goncourt des lycéens 2017). Par le biais d’une saga familiale d’inspiration autobiographique traversant trois générations de l’immigration algérienne en France, Alice Zeniter projette son éclairage singulier, sensible, sur l’histoire des relations entre les deux pays de 1930 à nos jours ; c’est comme un parcours initiatique en quête des origines, une exploration par bribes et strates de vies d’une histoire toujours à vif. Ali, paysan enrichi, propriétaire d’une oliveraie en Kabylie, supplétif dans l’armée française lors de la Seconde Guerre mondiale, connu et désigné comme harki, se voit contraint à l’exil lors de l’accès à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Indésirable dans son pays d’origine, il n’est pas plus bienvenu en France où il échoue au camp de transit de Rivesaltes avec Yema sa femme et leur jeune fils Hamid. Leur nouvelle vie se poursuivra dans une cité ouvrière de l’ouest de la France. Hamid ne parlera jamais de l’Algérie de son enfance à sa fille Naïma qui, loin de l’empreinte familiale, trace librement sa route dans le Paris d’aujourd’hui ; c’est donc cette dernière qui éprouve le besoin et la nécessité d’entreprendre le parcours à rebours et d’en être la narratrice pour connaître, comprendre et aussi conjurer les peurs et les périls d’aujourd’hui. Le propos est foisonnant sous la plume d’Alice Zeniter. Donner à voir et entendre ces voix multiples au théâtre posait un autre beau défi que nos trois bourlingueurs de la scène et de l’écran cités plus haut ont relevé avec panache ; pari gagnant. Il faut dire qu’ils ont eu la judicieuse idée d’associer à leur projet une équipe talentueuse de comédiennes et comédiens eux-mêmes issus de l’immigration dont les apparitions successives à l’écran se révèlent d’une remarquable justesse de ton. C’est ainsi que Rachid Bouali distille avec une poignante sobriété la parole et les frustrations de Hamid ; Sarah Hamoud nous imprègne avec une douceur chantante des parfums et sortilèges qui étourdissaient la très jeune Yema lors de son mariage arrangé avec Ali ; Mounya Boudiaf campe une autre Naïma fragile et forte et Azeddine Benamara expose avec une sorte de fureur contenue le constat lucide de Lalla, peintre kabyle proche de l’écrivain engagé Kateb Yacine. Sur scène, Céline Dupuis mène le jeu, tour à tour narratrice et interlocutrice des uns et des autres cependant que Cyril Brisse et Franck Renaud s’activent aux manettes côté cour. Des séquences documentaires seront également insérées dans cet objet théâtral hybride avec les témoignages enregistrés de Kader et Kheira, enfants de Boumedienne et de Keltoum, arrivés en France dans les années 50 pour partager une vie laborieuse dans le Pas-de-Calais. Cet art de perdre a l’art de déranger, de bousculer bien des idées reçues, préventions et autres a priori, d’inviter à la réflexion par le biais de l’intime vécu et de la fiction. En mars 2022, les accords d’Évian, qui mirent fin à une guerre qui n’osait dire son nom, auront 60 ans. Les plaies restent vives et les non-dits bien lourds d’un côté et de l’autre de la Méditerranée. L’Art de perdre est une petite pierre blanche sur le chemin escarpé de la reconnaissance mutuelle. Souhaitons à cette pièce de rencontrer (malgré les obstacles Covid) le très large public auquel elle est destinée.

L’Art de perdre, théâtre radiovisuel d’après le roman éponyme d’Alice Zeniter, conçu par Cyril Brisse, Céline Dupuis et Franck Renaud ; compagnie Filigrane 111, c’était en représentation privée (contrainte Covid) en janvier 2021 au théâtre de la Verrière. Représentations prévues :
  • le 14 février, au Majestic, Carvin ;
  • le 2 avril, à La Gare, Méricourt ;
  • le 15 octobre, à La Ferme Dupuich, Mazingarbe ;
  • le 5 ou 6 novembre, à La Médiathèque François-Mitterrand, Courrières ;
  • les 23 et 24 novembre, au Bateau Feu, Scène nationale de Dunkerque.