© Frédéric Iovino
Didon et Énée à l’opéra de Lille

Un chef-d’œuvre d’une foudroyante beauté

par PAUL K’ROS
Publié le 13 décembre 2021 à 11:54

Que vous soyez amoureux fou d’opéra, passionné de fulgurances théâtrales ou simplement en recherche d’émotions fortes porteuses de sens, courez voir la nouvelle production du Didon et Énée de Purcell à l’opéra de Lille ; c’est un pur chef-d’œuvre de convulsive et foudroyante beauté.

Lorsqu’en 1689 Henry Purcell crée son premier et unique véritable opéra pour un pensionnat de jeunes filles nobles de Chelsea, le climat politique londonien est singulièrement mouvementé. Le roi Jacques II est en fuite sur fond de lutte d’influence entre protestants et catholiques et le Parlement réuni en convention proclame reine sa fille Marie II et roi Guillaume III d’Orange qu’elle a épousé par convenance et realpolitik ; un pouvoir bicéphale inédit et risqué. On est en droit de penser que ces évènements n’ont pas été sans influer sur l’imaginaire du compositeur et de son librettiste, le poète irlandais Nahum Tate. Considéré aujourd’hui comme un joyau d’intensité dramatique et de perfection musicale, l’opéra de Purcell nous plonge dans les méandres de l’âme de Didon, reine de Carthage partagée entre sa passion sans concessions pour Énée, prince troyen en exil et son honneur de femme et de souveraine contrarié par les atermoiements du Troyen en question, lui-même dupé par quelques sorcières agissant sous couvert d’ordres divins. Mais comme nous devrions le savoir depuis le temps, les puissances divines et leurs attributs religieux sont fréquemment invoqués par les hommes pour couvrir et justifier leurs faiblesses comme leurs violences.

Maelstrom visuel et sonore

Trois-cent-trente ans plus tard, Franck Chartier, danseur, chorégraphe co-directeur de la compagnie belge Peeping Tom, fait le pari de mettre en scène une version augmentée de l’opéra dont la musique et le livret originels respectés sont en quelque sorte enchâssés dans un propos et un environnement sonore plus vastes. Une nouvelle histoire englobant la première. L’entreprise très audacieuse et risquée s’avère être une réussite totale parfaitement assumée par Franck Chartier déjà nommé, Emmanuelle Haïm à la direction du concert d’Astrée et le violoncelliste et compositeur Atsushi Sakaï, auteur de la musique additionnelle et actif sur scène comme dans la fosse. Le vaste décor à deux étages d’allure immuable (mais la suite en décidera autrement), composé de solides boiseries patinées par les ans transpire la vieille noblesse anglaise avec au premier plan la chambre de la reine étonnamment rehaussée, surmontée par une réplique de la Chambre des communes du Parlement anglais où siège le chœur qui entend dire son mot dans l’affaire. La reine Eurudike, femme entre deux âges à l’autorité bien affirmée (magistrale Eurudike De Beul), ordinairement dévouée à l’exercice de sa charge, est obsédée par Didon et Enée au point d’exiger que l’on joue et rejoue pour elle l’opéra de Purcell. Ne pouvant vivre les amours auxquels elle rêve et moins encore la passion fulgurante qu’elle éprouve pour Romeu, un exilé entré récemment à son service, elle jette celui-ci par bravade dans les bras de sa suivante avant d’être submergée par le tsunami des regrets et désirs enfouis.

Entre cocasserie baroque et tragique

C’est dire que le royal ordonnancement scénique va commencer à trembler sur ses bases, les tableaux et les personnages être saisis d’une étrange danse de Saint-Guy, les orages des sentiments et des forces naturelles unir spectaculairement leurs effets. La musique additionnelle d’Atsushi Sakaï accompagne et amplifie ce déchainement et la dévastation qui va suivre ; le temps est comme distendu, l’espace agrandi puis écartelé et du coup le chant originel de Purcell revêt, au milieu de ce maelstrom visuel et sonore, un cours beaucoup plus intime avec les voix parfaites de la mezzo suisse Marie-Claude Chappuis (Didon) et de la soprano hongroise Emöke Barath (Belinda). Le baryton sud-africain Jacques Imbrailo (Énée) fait preuve de son côté d’un flegme à toute épreuve lors d’un inénarrable et jubilatoire service du thé d’une trentaine de minutes avant sa valse-hésitation entre ses sentiments amoureux et les injonctions divines. La chorégraphie de Franck Chartier, très inventive et réglée comme une montre suisse qui va se détraquer, bénéficie de l’interprétation hors pair des artistes de Peeping Tom maniant avec la même finesse la cocasserie baroque et le tragique. L’attention du spectateur est sollicitée, happée en continu tant par le propos des protagonistes qui se doublent et se dédoublent que par la virtuosité des instantanés, la multiplicité des images qui s’offrent à lui et que l’on ne saurait décrire ici. Du grand art ! Et que dire de cette séquence de fin quand, dans une lumière blafarde d’apocalypse, s’avance comme sortant des limbes un homme nu, réchappé d’on ne sait quelle guerre ni quelle migration, hurlant la mort de son enfant porté à l’épaule ? Eurudike étouffe, ensablée dans le trop plein de ses désirs amoureux, mais les conséquences du pouvoir ne sont pas qu’affaires de cœur.

Didon et Enée d’Henry Purcell, nouvelle production à l’opéra de Lille ; direction musicale Emmanuelle Haïm, mise en scène Franck Chartier/Peeping Tom ; c’est jusqu’au vendredi 10 décembre. Infos et réservation : opera-lille.fr.