The Indian Queen de Purcell

Un méga théâtre’opéra pour dire les affres de notre temps

par PAUL K’ROS
Publié le 11 octobre 2019 à 18:02

The Indian Queen c’était d’abord, il y a 350 ans, en 1664, une pièce John Dryden et Robert Howard. Puis en 1695 Henry Purcell en fait un semi-opéra comme on disait alors de ces spectacles hybrides au cours desquels le chanté et le parlé rivalisaient de circonvolutions infinies. Opéra toutefois inachevé pour cause de décès quelques mois plus tard, à 36 ans, du compositeur.

Emmanuelle Haïm et Guy Cassiers qui n’en sont pas à leur coup d’essai viennent d’élargir singulièrement le champ de vision de notre imaginaire en recréant littéralement cette œuvre tricentenaire à l’opéra de Lille.

La composition originale d’une grande profusion a été encore enrichie de musiques additionnelles de Purcell lui-même et aussi de Matthew Locke et de John Blow mais l’essentiel n’est pas là. Guy Cassiers invente une forme de méga-théâtre’opéra d’envergure Shakespearienne qui devrait faire date et pourrait inspirer bien des compositeurs contemporains.

Il serait trop long de détailler ici les péripéties de ce drame héroïque tinté d’orientalisme, comme c’était la grand mode à l’époque, qui relate les faits et méfaits de personnages haut placés lors d’une guerre supposée entre les Incas et les Mexicains dans une Amérique du Sud fantasmée par l’imaginaire européen, déjà prêt à conquérir et coloniser tous les orients du monde. Soif de puissance, usurpation et vanité de pouvoir, exploits guerriers, trahisons, désirs amoureux, vengeance et pardon... tout y est vu de l’œil des protagonistes et relaté par leur verbe péremptoire.

Une musique et des airs très attendus

Guy Cassiers va s’employer par une habile scénographie, cinq écrans à géographie variable, à élargir notre champ de vision, dévoilant l’immensité des désastres et coûts humains. Dégâts « collatéraux » de nos guerres d’aujourd’hui, engendrés par l’orgueil et la seule volonté de puissance et de possession de quelques-uns : territoires dévastés, villes détruites, corps meurtris (photographies du reporter de guerre mexicain Narciso Contreras sur les zones de conflit actuelles du Moyen-Orient). Le metteur en scène donne ainsi actualité et sens à cet opéra tricentenaire que l’on aurait pu croire désuet en l’inscrivant dans les enjeux du monde contemporain.

Ce n’est pas tout. Les protagonistes eux- mêmes sont dédoublés. Présents sur scène en sobre tenue de ville, discutant, querellant ou se déchirant comme on pourrait le faire dans l’intimité d’un salon ou d’une réunion d’affaires, ils apparaissent simultanément sur écran dans des postures parallèles préenregistrées, affublés de vêtements aux couleurs chatoyantes, chargés d’exotisme, jouant leur rôle avec l’emphase qui convient.

Ce dédoublement synchronisé accroît l’ambiguïté des personnages et des situations dont il révèle les faces cachées ou les failles secrètes jetant le trouble chez le spectateur obligé de chercher sa vérité dans le dédale tumultueux des mots et du langage parfois très elliptique (en anglais surtitré) de Dryden mais aussi dans le choc des images projetées... (vidéo Frederik Jassogne). La musique sublime et les airs de Purcell, très attendus, apparaissent paradoxalement comme des salves d’apaisement, activatrices de plaisir sensoriel, ondes d’harmonie instillées sur ce monde de brutes.

Les neuf chanteuses et chanteurs, les neuf actrices et acteurs, tous britanniques, sont parfaits. Emmanuelle Haïm et le concert chœur et orchestre d’Astrée aussi. Le public n’a pas attendu les toutes dernières séquences stupéfiantes de beauté pour manifester son enthousiasme et sa gratitude devant ce spectacle pétri d’intelligence.

The Indian Queen (La Reine des Indes) , semi-opéra de Henry Purcell, nouvelle version Guy Cassiers et Emmanuelle Haïm, à l’Opéra de Lille jusqu’au samedi 12 octobre. Renseignements et billets : www.opera-lille.fr