© Frédéric Iovino
Jeux d’innocence au bord du gouffre

Un Pelléas et Mélisande bouleversant à l’opéra de Lille

par PAUL K’ROS
Publié le 2 avril 2021 à 16:25

Grande Figure du symbolisme, Maurice Maeterlinck s’y entendait à suggérer des atmosphères nimbées de légendes et d’indicible ; son Pelléas et Mélisande n’y échappe pas avec de surcroît une écriture empreinte d’un langage et des usages surannés en vigueur dans les châteaux moyenâgeux. Réminiscence, sans doute, de l’ancien bourg médiéval de Gand en Belgique, ville natale de l’écrivain et trois siècles plus tôt de Charles Quint. L’ouvrage de Maeterlinck sommeillerait peut-être aujourd’hui dans les oubliettes du château des comtes de Flandre qui domine toujours la ville de Gand s’il n’avait été sublimé par la musique audacieusement moderne de Claude Debussy, lequel ouvrait avec cet unique joyau une page nouvelle de l’opéra.

Attention : salve d’émotions !

François-Xavier Roth et son ensemble orchestral Les Siècles viennent de nous en offrir à l’opéra de Lille une version bouleversante, obsédante, au cours de de laquelle, fourmillant de mille nuances plus subtiles les unes que les autres, la musique précède, annonce ce qui va advenir ou donne un écho amplificateur à ce qui brutalement advient, nous submergeant comme en cet instant fascinant où le chœur invisible (dans les galeries) joignant ses lamentations à l’orchestre nous fait chavirer comme par un mouvement de houle marine venu de loin.

Pelléas et Mélisande sera visible gratuitement en ligne sur operavision.eu du 9 avril au 9 octobre.
© Frédéric Iovino

Nous sommes d’autant plus intensément happés par la musique et le chant des protagonistes que la scénographie très épurée de Daniel Jeanneteau et la sobriété très allusive qu’il impose au jeu des acteurs stimulent l’imaginaire du spectateur tous sens en éveil pour une salve d’émotions sans pareille. Un espace scénique entièrement nu, fond noir, parois latérales grises tout comme le sol simplement troué en son milieu de ce qui pourra être considéré comme une vaste fontaine circulaire, ou un gouffre laissant parfois s’échapper vapeurs ou fumerolles. Voilà tout. Nous sommes au château d’Allemonde, perdu on ne sait où, entre mer et forêts. Le vieux roi Arkel vient d’autoriser son petit-fils Golaud à rentrer au pays avec sa jeune femme Mélisande, épousée en secret après leur rencontre improbable en forêt où tous deux s’étaient égarés.

Jalousie grandissante et irraisonnée

L’arrivée de Mélisande électrise l’ordonnancement séculaire du royaume ; des affinités électives vont se tisser entre la jeune femme et Pelléas demi-frère de Golaud, suscitant la jalousie grandissante irraisonnée de celui-ci jusqu’à l’issue fatale. Et ce qui pourrait paraître prosaïquement banal se révèle comme une suite dramatique échevelée, un suspens permanent au bord du gouffre. La distribution est à la hauteur de l’évènement. Julien Behr (ténor), parfois un peu couvert par l’orchestre, donne à Pelléas la fragilité songeuse et passionnée qui lui convient ; Vannina Santoni (soprano) habite une Mélisande frémissante, malhabile à chausser des escarpins de cour mais moins égarée qu’elle n’en a l’air. Alexandre Duhamel (baryton) impressionne de voix et de stature en Golaud, fruste, taraudé de jalousie, habité d’une violence qui n’épargne pas son fils, le petit Yniold (Hadrien Joubert, maîtrise de Caen) sommé de jouer les voyeurs ; Marie-Ange Todorovitch (mezzo-soprano) prête à Geneviève, belle-fille d’Arkel, l’élégance discrète, un peu effacée, qui sied aux femmes de ce temps-là. Jean Teitgen (basse), Arkel, adopte la posture d’un roi corseté dans sa dignité mais pas si vieux que ça, au point d’être émoustillé, geste à l’appui, par la toute jeune Mélisande. Quant à Damien Pass (baryton-basse), médecin de la cour, s’il n’est pas de grand secours pour Mélisande mourante, il prend soin de laver Golaud de toute culpabilité. Le pouvoir sait rester solide quoi qu’il en coûte. Les salles d’opéra étant toujours interdites au public, ne ratez pas l’occasion de voir Pelléas et Mélisande à domicile sur votre écran de télévision dès le 9 avril sur Wéo.

Pelléas et Mélisande, opéra de Claude Debussy, livret de Maurice Maeterlinck, création à l’opéra de Lille le 20 mars 2021. Direction musicale François-Xavier Roth, chœur de l’opéra de Lille, orchestre Les Siècles ; mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau. À voir gratuitement en streaming sur operavision.eu du 9 avril au 9 octobre.