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Comme un poisson sans ailes...

par PIERRE GAUYAT
Publié le 17 avril 2023 à 15:40

Dans les années soixante et soixante-dix, reprenant le mot de Mao, le dirigeant de la Chine rouge : « Tout révolutionnaire doit être dans les masses comme un poisson dans l’eau », les maoïstes français firent le choix de « s’établir » en usine pour préparer la Révolution qui devait advenir après le galop d’essai de Mai 68. Pour la plupart, ils étaient des intellectuels issus des classes bourgeoises. Le choc avec la réalité fut d’autant plus rude.

L’un de ces intellectuels, Robert Linhart, philosophe et sociologue, s’est lui-même « établi » chez Citroën, porte de Choisy, à Paris, où il est resté un an, de septembre 1968 à juillet 1969, avant d’être repéré et licencié. Il a donné un témoignage de tout premier plan sur cette expérience dans son récit « L’Établi », paru dix ans après, en 1978, aux Éditions de minuit. Le réalisateur Mathias Gokalp vient d’adapter le livre au cinéma, avec l’acteur Swann Arlaud dans le rôle de Robert Linhart. Si le film ne respecte pas le texte à la lettre, il est en revanche conforme à son esprit, et c’est bien l’essentiel. Il s’attache à recréer l’ambiance sur les chaînes de production des 2CV, avec les petits chefs arrogants, sexistes, racistes, mais aussi avec la solidarité entre les travailleurs, en dépit de leurs origines diverses. Robert découvre ainsi que l’usine n’est pas le paradis de la classe ouvrière mais un endroit où elle est exploitée et méprisée. Il apprend aussi la douleur physique que provoque le travail manuel et fait preuve de maladresse pour réaliser des tâches manuelles auxquelles il n’est pas habitué. Les scènes où Robert travaille avec les doigts couverts de pansements, qui lui valent le surnom de « Momie », témoignent de la pénibilité du travail, toujours actuelle, n’en déplaise à Macron. Robert tente de semer des idées révolutionnaires autour de lui, mais il réalise bien vite que la domination patronale est partout et s’appuie y compris sur des travailleurs qu’elle tient en son pouvoir par de nombreux biais.

L’utopie révolutionnaire estudiantine face à la réalité

Le film illustre la place prépondérante des travailleurs immigrés sur les chaînes : Africains de l’ouest, Algériens, Marocains, Yougoslaves, Italiens et Français, à peine mieux traités que leurs collègues immigrés. Une grève finit par éclater quand la direction de l’entreprise tente de reprendre les maigres acquis de Mai 68 en cherchant à imposer une heure de travail gratuit. Les ouvriers se mettent alors en grève « pour la dignité ». Dans la distribution du film, on note la présence d’Olivier Gourmet, qui joue le rôle d’un prêtre ouvrier, syndicaliste de la CGT, combatif et chaleureux, de Denis Podalydès, qui incarne Junot en directeur d’usine retors et manipulateur, et de Mélanie Thierry dans le rôle de son épouse, Nicole. « L’Établi » est un film original qui montre les conditions de travail dans l’industrie automobile dans toutes ses dimensions et qui n’est pas sans rappeler « Élise ou la vraie vie » de Michel Drach, sorti en 1970, d’après l’œuvre éponyme de Claire Etcherelli, récemment décédée.

« L’Établi », de Mathias Gokalp, d’après l’œuvre de Robert Linhart, France, 1 h 57, Le Métropole, Lille.

Robert Linhart, né en 1944 dans une famille juive, est un enfant caché. Brillant étudiant, il entreprend des études de philosophie après avoir été admis à l’ENS. Il s’engage à l’Union des étudiants communistes, puis crée l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCml), maoïste, avec Benny Lévy. En 1968, délaissant un poste à l’université, il se fait embaucher chez Citroën. Il est le frère de la sociologue du travail Danièle Linhart et le père de Virginie Linhart, qui a consacré un livre à l’établissement en usine et un autre à son père et son époque.