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« Bestiarium » et « C’est pas dans ma nature » à la Piscine de Roubaix

Apparitions imprévisibles dont la matière est l’homme

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 3 mai 2022 à 17:24

L’œuvre polymorphe du sculpteur Johan Creten articule, interroge et met en lumière ce qui, à travers ses terres cuites émaillées, se noue entre l’animal, l’individu, la société, le monde et son histoire.

« C’est dans ma nature » est une série de 61 tablettes en grès émaillé sculptées représentant des figures humaines tourmentées, aux corps meurtris, menacées de destruction. Un univers sans repos bloqué dans des attitudes de violence ou de douleur muette, à la limite de l’insoutenable. Immense est l’angoisse qui en sourd, hantise de ce qui a été, de ce qui est et de ce qui sera. Quant aux animaux, ce sont surtout les insectes qui prolifèrent (abeilles, mouches, papillons, fourmis, mantes religieuses, cloportes…), souvent dans un état piteux, à demi écrasées, ailes ébréchées. Insectes, victimes ou prédateurs, frères humains ? Une sorte d’épouvante archaïque jaillit de la vision de cette humanité en souffrance en proie à une violence qui réactive les horreurs d’un monde livré aux affrontements guerriers. Ces figures traduisent aussi les catastrophes sociales des 20 et 21es siècles : précarité, migration, recherche de travail. L’artiste reconnaît ses dettes envers les spectres de la Divine Comédie de Dante, les âmes errantes de la Porte de l’Enfer de Rodin et Les Fugitifs/Les Émigrants de Daumier.

Cette série est le résultat d’une commande en 2000 de la ville d’Aulnay-sous-Bois en liaison avec huit autres communes de la banlieue parisienne : doter la ville d’une œuvre d’art visible par la population. Johan Creten, en collaboration avec les étudiants de l’école d’art locale et des lycéens, réalise ces tablettes, bas-reliefs destinés à combler les trous des façades des logements sociaux qui se sont dégradés au fil des années. Le municipalité refuse qu’elles soient insérées dans les immeubles (elles auraient désigné les détériorations), elles furent présentées à la mairie et dans les quartiers nord de la ville. Johan Creten les a réutilisées en les incrustant sur des panneaux mobiles imitant la brique, matériau courant dans le Nord et en Belgique. Ainsi exposées à Roubaix, elles sont à mettre en relation avec le passé social d’une ville exsangue à la suite de la fermeture des usines textiles.

« Bestiarium » : sculptures polychromes, une beauté malade

C’est à un renouveau de la céramique que l’on assiste : Johan Creten présente une suite monumentale de 17 sculptures de bêtes (environ 200 kilogrammes chacune). Une mouche noire morte gisant sur le dos a une allure humaine avec ses deux pattes au galbe féminin. Une sauterelle apparaît empêchée de bondir, de déployer ses pattes. Un hérisson aveuglé par des coulures noirâtres peut attendre, il a fait provision de glands. Le flamant et le pélican ont la tête baissée… L’artiste élabore un langage à partir d’une image naturaliste qu’il détourne, qu’il transfigure par apport de couleurs délirantes, dissonantes, réinventant ainsi l’ordre de la sculpture selon l’ordre de la peinture. La « peau » des bêtes (pelage, plumes, écailles, carapace, coquille) est riche de l’émail opaque ou translucide, gamme chromatique insolite, véritable dermatose. L’Araignée morte semble se vider et imbiber le sol, matière bleuâtre purulente, le Chien mort se putréfie, verdâtre. Une palette profuse, libre dans ses écarts : hérisson aux piquants verts, sauterelle rose mauve, gris crème, bleu turquoise… convulsion de couleurs, c’est précisément ce qui rend ces bêtes étranges, fascinantes et inquiétantes. Presque toutes sont incapables de se dresser, de se mouvoir, indifférentes au monde qui les entoure. Le climat qui émane de cette « ménagerie » sans logique ni cohérence est celui de la solitude, de la mélancolie et de l’affliction. Aucun collectif qui soit, meute, horde ou nuée ; chacun englué dans sa matérialité indéboulonnable. Ce Bestiaire nous fait percevoir charnellement et mentalement l’inarticulé des rapports humains qui menace de s’amplifier. Solitude… Peut-on envisager de réunir quelques unes de ces bêtes comme l’a fait La Fontaine ? Au visiteur d’imaginer la fable que ces sculptures peuvent éveiller. Quand il se déplace autour d’elles, le reflet du socle de couleur différente se met en mouvement sur l’animal, lui apportant une croyance de vie, un fil vers l’humanité. Pour affirmer que les espérances ne sont pas toujours déjà mortes, Johan Creten réalise, en 2022, un complément à « C’est dans ma nature » et une « Rencontre », promesse d’accueil et de partage, deux fresques murales en bronze doré, coloris dont le brillant suggère gage de vitalité et de réjouissance.

Exposition à La Piscine, Roubaix, jusqu’au 29 mai. Catalogue Gallimard, 224 pages, 35 €.