© Archives Dodeigne
Eugène Dodeigne à la Piscine de Roubaix

Échantillonnage d’une exposition fantôme

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 1er juillet 2021 à 18:51

Malgré la rétrospective annulée en raison de la crise sanitaire, le public pourra découvrir ce sculpteur ayant vécu et travaillé à Bondues à travers une sélection d’œuvres exposées à la Piscine de Roubaix ou via le catalogue de l’exposition qui vient de remporter le Grand Prix du Festival international du livre d’Art de Perpignan.

La première rétrospective consacrée à Eugène Dodeigne (1923-2015), sculpteur qui a vécu et travaillé à Bondues, ne put être ouverte en raison du confinement. Le public pourra néanmoins découvrir de visu et éprouver physiquement les Dodeigne de la Piscine placées en regard des réalisations du Groupe de Roubaix dans la galerie qui voisine les deux salles comportant l’une, des œuvres taillées et modelées, et l’autre, des esquisses de terre et des dessins. Suite à cet aperçu déjà riche en soi, le visiteur pourra combler le manque (près de deux cents œuvres étaient exposées) en se reportant au catalogue, fruit des recherches de quinze années de travail de l’historien d’art Germain Hirselj, spécialiste de ce Groupe de Roubaix, qui restitue le parcours des soixante ans de création de l’artiste. Cet ouvrage vient d’obtenir à l’unanimité le Grand Prix au Festival international du livre d’Art de Perpignan. Belle et méritée récompense pour le commissaire de l’exposition, l’engagement collectif du Musée et les éditions invenit situées à Lille. Cette étude autant chronologique que thématique est complétée par les témoignages d’amis proches et de contributions portant sur la place originale de Dodeigne au sein de sa génération, sur l’architecte-bâtisseur, sur son œuvre graphique, dessins autonomes ou esquisses et croquis préparatoires (le grain des sculptures, moment créatif initial) et sur son travail de photographe de ses propres réalisations (découverte des étapes de la naissance d’une forme, photos révélatrices du combat mené contre la matière).

Méditation ou Calme, 1974, Bronze à la cire perdue, H. 95 ; L. 70 ; P. 50 cm, Collection particulière.
© A. Leprince – Ville de Roubaix.

Diversité des matériaux et des formes

Quand il pratique à Paris dans les ateliers de Bouchard et Gimond, Dodeigne fréquente le Musée de l’Homme. Installé à Vézelay, il réalise des figures marquées par l’art africain et poursuit dans cette voie lors de son retour dans le Nord : ce sont les trois figures, silhouettes ondulantes en bois de L’homme, la femme et l’enfant, stylisées, épurées, influencées par la caresse de marbre de Brancusi. En 1956, il délaisse le bois pour la pierre, s’empare de la pierre bleue de Soignies, sa « marque de fabrique », passe en 1960 à la pierre éclatée, taille directe qui n’hésite pas à recourir à la scie circulaire et à la perforatrice. Humanité de pierre en mouvement d’une puissance expressive que procurent leur monumentalité grandeur nature, leur équilibre de masse lourde, compacte, ancrée au sol. Sculptures entaillées, striées que l’alternance des reliefs et des creux, des facettes lisses et des zones rugueuses fait vivre en captant ou atténuant la lumière. Cette vie dans la chair de la pierre, chacun peut la rencontrer dans les espaces publics, parcs, jardins de musées et cours d’écoles à Lille : Groupe des trois, Villeneuve d’Ascq, Marcq-en-Barœul Groupe de dix figures, Grenoble Couple, Hanovre Famille, Nordhorn Confidence, Paris au Jardin des Tuileries où, taillée dans le même bloc, Force et Tendresse marie la dureté et la rugosité de la pierre avec l’élan affectif et l’accueil, le monumental et l’intime… Présentes dans un aujourd’hui qui connaît la dissolution du sujet et du lien social, elles s’inscrivent contre l’inarticulé des rapports humains.

L’Étreinte, 1972, Fusain sur papier, H. 106 ; L. 74 cm, Roubaix, La Piscine – musée d’art et d’industrie André Diligent.
© A. Leprince – Ville de Roubaix

Singulier pluriel

Initiateur de la pierre éclatée, il n’abandonne pas le polissage de ses débuts et se tourne vers une nouvelle technique, les bronzes à la cire perdue, il ira même jusqu’à s’équiper pour fondre lui-même, continuant ainsi le combat avec la matière. Son attachement à la figure humaine, cette multiplicité d’être au monde se retrouvent dans ses peintures trop méconnues et dans ses dessins à partir de modèles vivants longuement observés comme ceux du Ballet du Nord. Des lignes de lumière, réserves de blanc obtenues par d’impétueux coups de gomme, entrent en correspondance avec les sillons assénés à la pierre bleue de Soignies. Avant d’examiner, dans le catalogue, les 185 œuvres de l’exposition augmentées de 237 autres reproductions (une générosité qui permet d’apprécier les qualités de sculpteur, bronzier, dessinateur, peintre, graveur, photographe et créateur de mobilier), le visiteur peut affûter son regard sur les Dodeigne de la Piscine : sculptures de pierre et de bois, figures de terre cuite, bronzes à la cire perdue, fusains sur papier et huile sur toile. Il pourra le faire à l’occasion des expositions Joseph Bernard De pierre et de volupté et Robert Wehrlin (26 juin au 5 septembre). Ces pièces constituent un pertinent échantillonnage de son œuvre où « l’espace, la lumière, la matière, tout prend sens », selon Marc Ronet, son élève et ami.

Groupe de cinq, 1976, Pierre de Soignies.
© Archives Dodeigne

Catalogue cartonné, éditions invenit/Musée de la Piscine Roubaix, 418 pages, 35 €.