Tempus fugit,1923, tirage moderne au palladium. Don Tom Jacobson. Palais des Beaux-Arts de Lille. ©PBALille/Photo J. M. Dautel
Tableaux photographiques au Palais des Beaux-Arts de Lille

L’enlumineur de notre mémoire

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 2 décembre 2022 à 13:19

Fruit d’une donation exceptionnelle, cette exposition rend hommage à l’œuvre novatrice de Pierre Dubreuil (1872-1944) de retour dans sa ville natale. Lui qui, de son vivant, jouissait d’une célébrité internationale acquise très tôt (il est présent dans toutes les grandes expositions de l’entre-deux-guerres), est tombé dans l’oubli, absent des ouvrages d’histoire de la photographie et des collections des musées français. Seuls Hambourg, Anvers et Lille possèdent quelques dizaines de clichés ; à Orsay, Pompidou, New York, Los Angeles et Detroit, ils se comptent sur les doigts d’une main. Deux raisons : son atelier lillois a été dévalisé pendant la guerre 14-18 et une grande partie de ses négatifs et de ses archives qu’il avait vendus par nécessité à la firme belge Gevaert, a été détruite lors des bombardements alliés de la Deuxième Guerre mondiale. C’est le collectionneur américain Tom Jacobson qui en 2020 a fait don d’une centaine de tirages au palladium, procédé qui permet une gamme de tons riche et délicatement variée.

Figure pionnière du pictorialisme

Pierre Dubreuil fut un précurseur d’une photographie de recherche esthétique où l’idée précède la pratique. Une série de ses œuvres exposées au Photo Club de Paris le lance comme un des artistes majeurs du pictorialisme rejoignant en ce domaine l’américain Alfred Stieglitz qui relève tous les défis techniques (tempête de neige, déluge de pluie, pleine nuit) avec ses tirages au palladium. Pour Émigrants, Stieglitz en 1907 saisit leur arrivée en Amérique et Dubreuil, en 1912, d’autres en partance d’Europe (composition rythmée : la fixité des émigrants sur le quai et de la masse noire de la quille du navire opposée au mouvement miroitant de l’eau). Il excelle dans le domaine de la photo « pure  », refuse les limites du naturel pour aboutir à l’essence même de cet art à la frontière ténue entre artifice et réalité. Le visiteur prend plaisir à se laisser séduire par le charme discret de ces clichés situés dans une distance poétique, en l’occurrence fabriquée et fictionnelle, tout en préservant leur contenu réaliste. Éléphantaisie, 1908 : au premier plan la trompe levée de l’immense éléphant en fonte d’Emmanuel Fleuret semble saluer ou jouer au dompteur avec une Tour Eiffel estompée par le brouillard.

Éléphantaisie, 1908, tirage moderne au palladium. Don Tom Jacobson. Palais des Beaux-Arts de Lille.
© ©PBALille/ Photo J. M. Daute

L’ombre est à ses yeux la présence de l’objet dans un instant précis, d’où le brillant translucide de celle d’un verre ou le jeu tout en lignes brisées et angles aigus de celle de cocottes en papier. La lumière leur rend la vie, les sort de leur banalité, de leur usage (défilé silencieux de tasses de thé). Ainsi, il accorde les mêmes égards aux choses inanimées qu’aux êtres vivants, n’hésitant pas à créer des «  images » à fondre de nostalgie : les petits Soldats ou les quilles tombées au premier plan alors que le garçonnet est à l’arrière plan (instantanéité décalée). Parfois, il intervient dans ses sujets : La Comédie humaine, théâtre de marionnettes, est-elle un autoportrait, le photographe tire-t-il les ficelles derrière l’objectif ? L’humour est aussi au rendez-vous, ce qui est cadré dialogue avec le titre : Agents de liaison (pelote de laine et ficelle), Antithèse met côte à côte clous et tenaille, Sésame en compagnie des ses gardiens fidèles que sont clés et serrures. Tempus fugit est le portrait d’un garçon encadré derrière une pendule dont l’extrémité étoilée du balancier tient le rôle du nez. Cette rétrospective au parcours chronologique d’un artiste tout en trouvailles et intuitions fait les délices du visiteur en le surprenant sans cesse : résurrection d’un photographe sacrément talentueux et doué pour nimber le quotidien de sérénité et d’enchantement.