Boris Taslitzky dans son atelier du 7 rue Ricaut. Photo Jean Texier pour l’Humanité, 1990
Boris Taslitzky. L’art en prise avec son temps

La multiplicité d’être au monde

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 31 mars 2022 à 19:56 Mise à jour le 1er avril 2022

La Piscine de Roubaix présente la première grande rétrospective de Boris Taslitzky couvrant toute sa carrière construite dans les idéaux du Front populaire et de la Résistance et qui est restée en prise directe avec l’actualité (guerres d’Indochine, d’Algérie et mutations urbaines de la « ceinture rouge »).

Boris Taslitzky (1911-2005) est né à Paris de parents venus en France d’Ukraine et de Crimée comme réfugiés politiques à la suite de l’échec de la révolution russe de 1905. Son père, socialiste révolutionnaire engagé volontaire en 1914, meurt sur le front en 1915. Très tôt, dès 1926, Boris décide d’être peintre, entre à l’École des Beaux-Arts où il rencontre Jean Amblard, son « frère de cœur ». En 1934, il adhère à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires et fait la connaissance d’Aragon, Picasso, Fougeron, Léger, Lurçat, Gromaire, Masereel… Il accueille à Saint-Denis les marcheurs de la faim venus du Nord, participe avec les communistes aux manifestations antifascistes de février 1934 et adhère au PC l’année suivante.

Passion d’autrui et passion d’agir

1936, le Front populaire. Boris Taslitzky dessine dans les meetings, chez Renault, à la Samaritaine, peint Les Grèves, moment privilégié d’élan, d’effervescence et de conquêtes festives. 1939, la « drôle de guerre », il croque l’attente, le vide puis la Débâcle et réalise un portrait de la France défaite, Fusillade et France, tension des corps accentuée par la diagonale et les contrastes plus ou moins intenses entre les aplats de noir, de gris et les blancs en hachures fines entrecroisées (comme Ingres pour qui le dessin était la « probité de l’art », Taslitzky rejette toute ségrégation entre dessin et peinture). Fait prisonnier au cours de la débâcle, il s’évade, rejoint Lurçat à Aubusson et réalise des cartons de tapisserie. En juillet 1940, Aragon et lui constituent des groupes autonomes de résistance. Arrêté pour avoir « effectué des dessins destinés à la propagande communiste », il est emprisonné à Riom puis à Mauzac. Bien qu’il ait purgé ses deux ans de détention, il est transféré au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe où, aidé par des détenus faisant le guet, il mène à bien d’immenses fresques sur les cloisons en planches des cinq baraques, toutes d’inspiration révolutionnaire (Par delà les fusillades la liberté nous attend, Aux armes citoyens formons nos bataillons…). À la demande de prisonniers gaullistes, il peint dans la chapelle un Christ à la couronne de barbelés, revêtu d’une couverture portant les lettres SN (Sécurité nationale) des vêtements des détenus. De ces fresques, il ne reste que les photos de Germaine Chaumel, leur déposition était pourtant prévue.

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En juillet 1944, les SS envahissent le camp et les prisonniers sont déportés à Buchenwald. Protégé par ses camarades, il réalise plus de 200 dessins. Cachés, puis confiés à Christian Pineau rapatrié avant lui, et remis à Aragon. Un ouvrage est publié : Boris Taslitzky, 111 dessins faits à Buchenwald. Enfer ou camp de concentration, l’artiste déclare : « Si je vais en enfer j’y ferai des croquis, d’ailleurs j’ai l’expérience, j’y suis allé et j’ai dessiné. » Dessiner pour lutter contre la déshumanisation programmée par les SS, exorciser la terreur nazie, répondre aux atrocités par la création artistique et laisser une trace indélébile.

1945-2005, toujours à hauteur d’homme

De retour en France, il crée plusieurs toiles monumentales d’une singulière force structurale et expressive, témoignant de ce qu’il a vécu et vu et s’aidant de ses dessins clandestins. La pesée mensuelle à la prison centrale de Riom (1945), un des 115 camps d’internement et de déportation en France. Comment furent traités des milliers d’hommes par l’administration pénitentiaire du régime de Vichy : rations alimentaires a minima, conditions sanitaires horribles. Une balance pour des spectres vivants. Le Petit camp à Buchenwald (1945) : de part et d’autre de la charrette des morts, deux colonnes de détenus sortent des baraquements. En lieu et place des noirs et gris que « commande » une vision de la déportation, l’artiste recourt à un tumulte de couleurs ardentes (vert, bleu, jaune et rouge) qui tranchent sur la blancheur des corps squelettiques et des visages livides. À l’arrière-plan, si les bâtiments forment une sorte de mur, subsiste néanmoins un bout de ciel, d’horizon autre. Ces deux toiles atteignent une présence, une force d’émotion qui dépassent la compassion.

Boris Taslitzky (1911-2005). Le petit camp à Buchenwald. 1945. Huile sur toile, 300 x 500 cm. Collection Centre Pompidou, Paris, Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle.
© Photo : © Centre Pompidou, MNAM-CCI

Avec La Mort de Danielle Casanova (1950), Taslitzky prend pour thème le sort tragique de cette résistante morte à Auschwitz. Le PCF, en honorant sa mémoire, veut « restituer par l’image la réalité combattante du peuple et notamment des femmes ». Le corps placé en oblique ressemble à une descente de croix, position inspirée du tableau de Zurbarán de 1629, L’Exposition du corps de saint Bonaventure. Morte du typhus, Danielle Casanova n’était pas entourée de ses compagnes. Taslitzky n’a pas voulu la peindre dans la solitude, ce qui aurait été contraire aux actions qu’elle a menées dans la Résistance et en déportation : une longue forme blanche, une branche de lilas en fleur posée sur sa robe-linceul, « image de sainteté et de communion » au centre d’une agitation désordonnée qui contrarie l’ordonnancement rigide des bois de lits. Le blanc et la lumière en révèlent par fulguration tout le tragique. « Si ce n’est pas la réalité historique, c’est la vérité historique. »

Boris Taslitzky et la France coloniale

Le peintre a été de tous les engagements. Au lendemain de la guerre, la France voit sa domination contestée en Indochine, Hô Chi Minh, le dirigeant du PC vietnamien, proclame l’indépendance, les troupes françaises s’engagent dans une guerre qu’au bout de huit ans, ils perdront. Le PCF opposé à la « sale guerre » demande à ses membres et sympathisants de refuser l’embarquement de matériel militaire à destination de l’Indochine : les dockers de Port-de-Bouc entament une des grèves les plus dures de la corporation. Au Salon d’automne, cinq tableaux concernent cette grève dont deux de Taslitzky, l’une, Henri Martin, militant communiste condamné à cinq ans de réclusion pour propagande hostile à la guerre d’Indochine, condamnation disproportionnée en regard de l’accusation, et l’autre, La Riposte (1951) : policiers casqués de noir, matraques levées et chiens, crocs acérés, lancés contre les travailleurs. L’élan de ces derniers s’inscrit en diagonale jusqu’au drapeau tricolore déployé, référence-révérence à celui de La Liberté guidant le peuple de Delacroix ou au tissu salvateur agité par l’homme noir sur Le Radeau de la Méduse de Géricault. La police fait décrocher des tableaux dont ceux de Taslitzky. La censure a agi de même avec le film de Paul Carpita, Le Rendez-vous des quais (1950-1953), frappé d’interdiction, saisi et mis sous séquestre, film introuvable jusqu’en 1989, film qui est le « chaînon manquant entre le Néoréalisme et la Nouvelle Vague ». L’opposition de l’artiste à la politique coloniale le conduit en Algérie à la demande du PCF et l’appui du PC algérien. Il effectue un reportage avec Mireille Miailhe, tous deux mus par une volonté de « voir l’Algérie », de décentrer le regard d’un public anesthésié, accoutumé qu’il est par les discours officiels relayés par les médias. Leurs œuvres « en situation », débarrassées du pittoresque et de l’exotisme, ces fards de l’orientalisme, témoignent (deux ouvrages sont édités) de la misère, des humiliations et aussi des tensions, d’un climat pré-insurrectionnel.