« L’élégance de la force » à La Piscine de Roubaix

Marcel Gromaire : la puissance constructrice et la vie à vif

par Alphonse Cugier
Publié le 17 juillet 2020 à 18:21

Né à Noyelles-sur-Sambre, Gromaire restera fidèle à ses origines : un engagement comme natif forgé dans les terres du Nord et fortifié dans les tranchées de 14-18 au milieu de camarades de toutes conditions sociales. Son tableau le plus connu, La Guerre, 1925, ouvre l’exposition : soldats casqués à l’immobilité massive de blocs de granit ou de tourelle blindée. Homme de convictions esthétiques et politiques, profondément attaché aux valeurs de solidarité et de fraternité qui ne sont guère cotées en Bourse, il bâtit une œuvre souveraine dans sa démarche et son art est totalement inscrit dans une volonté de sentir, de raconter les femmes et les hommes de la campagne, de la ville, de la terre, du charbon, du fer, du textile, des canaux, de la mer et des ports. Gromaire peint ceux qui n’accèdent que très rarement aux cimaises des musées et des galeries d’art, ceux qui doivent faire face à un quotidien qui ne leur fait pas de cadeaux et qui aspirent à un mieux-être. Rejetant le non figuratif et le chaos sensoriel, adepte du réalisme, il le hausse à la dignité d’un art religieux et à une humanité dont la majesté atteint le monumental.

« L’art est le miroir de ce qui dure »

Mais cette force et cette rigueur n’évacuent pas détails et nuances et octroient aux personnages mis au premier plan une noblesse que les pratiques dominantes en histoire de l’art ne leur concèdent pas. Chaque œuvre est la confidence d’un artiste qui est en fraternité avec ce qu’il connaît et que son engagement inspire. Le Chemineau, les Terrassiers, les Travaux de la terre, le Faucheur, le Repas paysan, les Chiffonniers... ces figures déterminées par la fonction qu’elles exercent sont des individualités portant en elles la condition et le destin de leurs pareils. Gromaire saisit avec autant de chaleur ces gens de peu quand ils sont dans la rue, au Marché de Wazemmes, au café (Les Buveurs de bière, La Partie de cartes), à la foire (La Loterie foraine, le Tir forain), dans le Métro ou à la gare.

Sèvres ou Les Loisirs ou Les Temps libres, 1936, huile/toile, 89 x 250cm. Roubaix La Piscine. Photo A. Leprince.
© ADAGP Paris 2020

Le réel vivant s’impose en formes compactes et puissantes, visages taillés à coups de serpe et mains larges et épaisses : « peinture sculptée » et orchestration cézanienne. Les corps sculpturaux sont présents dans les scènes de sports d’équipe (Rugby), de loisirs (Jeux de ballon sur la plage, Bords de Marne) ou de plaisir de la vitesse (vélo, moto, voiture), symbole d’une liberté conquise, surtout lors du Front Populaire. Les Temps libres, maquette pour une céramique murale destinée à l’Exposition internationale de 1937, symbolise l’espérance populaire par la rencontre d’une foule goûtant le repos et le soleil.

« Don du cœur et transfert de forces vives »

Ces personnages, maisons et villages forteresses, arbres enténébrés vont perdre quelque peu de leur primitive massivité et de leur raideur imposante au profit d’une plus grande fluidité. La palette s’éclaircit, les teintes sombres et âpres, ocres et bruns se dorent, des bleus et des rouges vifs apparaissent comme pour Le Paysan au fagot dont les contours évoquent la technique du vitrail médiéval et son réseau de plomb enserrant les plages de couleurs.

La Guerre (extrait), 1925, huile/toile, 130 x 97cm, Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville. Photo Julien Vidal/Parisienne de photographie.
© ADAGP Paris 2020

Le nu féminin chez Gromaire s’impose dans toute sa dimension sensuelle. La géométrisation des formes n’évacue pas la féminité du modèle et les vibrations de la peau comme colorée d’une caresse virile. Les Lignes de la main, allégorie des âges de la vie, confronte une jeunesse, beauté épanouie et une vieillesse cassée. Comme pour les Nu au manteau et Nu au balcon, les corps voluptueux vivent d’accords d’ocre rosé, de gris bleuté ou cendré de vermillon et de noirs profonds. Dans les années 1960, les formes sont plus fuselées, magnifiées par une souplesse serpentine. Le nu féminin célébré dans sa plénitude interroge l’équilibre entre le réalisme sensuel et l’idéalisation érotique.

Un art monumental

La passion pour cet art qui est proprement sien éclate dans ses mises en scène d’espaces gigantesques où règne la verticalité : New York dont les tours partent à l’assaut du ciel, chevalements de Borinage, vision grandiose du monde de la mine, flèche élancée de Notre Dame de Paris. Gromaire part d’une réalité qu’il a observée et la pétrifie pour mieux la traduire. Il s’est aussi adonné avec enthousiasme à la tapisserie en reportant ses motifs dans des techniques pratiquées par les lissiers d’Aubusson à l’occasion de commandes de la Manufacture des Gobelins. Les Oiseaux de proie (atelier Suzanne Goubely) n’est pas sans rapport avec la date de sa réalisation, 1941.Pour le centenaire de 1848, Gromaire réalise L’Abolition de l’esclavage. Dans le catalogue, Bruno Gaudichon évoque les hésitations, réticences et oppositions qui ont accompagné cette toile de 4,8 x 7,7 m jugée inopportune au moment où les mouvements en faveur de l’indépendance se développent dans les pays coloniaux, toile remisée dans les réserves (1970-1991) avant d’être déposée au musée de Roubaix où elle accueille les visiteurs. La genèse de cette composition humaniste est retracée à l’aide des dessins préparatoires et d’un carnet d’esquisses. Au total, une rétrospective de l’art de Gromaire qui n’a rien perdu de son actualité.

Exposition à La Piscine, Musée d’Art et d’Industrie, Roubaix jusqu’au 20 septembre. Catalogue, éditions Snoeck, couverture cartonnée, 344 pages, 35 €.