Rentrée littéraire

Actes de renaissance

par Alphonse Cugier
Publié le 11 septembre 2020 à 17:35

Plus, toujours plus sur les étals des libraires. Des livres toujours aussi divers : saga familiale, enfant sauvage, engagement pour la paix au Moyen-Orient.

Antidote à la haine > Apeirogon de Colum McCann

Deux pères : Rami, israélien, ancien soldat de la guerre du Kippour, Bassam, palestinien qui n’a connu que l’occupation, les humiliations et la prison. Tous deux ont perdu une fille, attentat suicide et balle dans la nuque sur le chemin de l’école. La mort, les souvenirs tenaillent : déclenchement de haine et désir de vengeance ? Au contraire, passé le choc, la douleur toujours présente, reparaissante, ils s’engagent dans l’association des Combattants pour la paix, racontent leur histoire à travers le monde pour qu’un dialogue s’instaure. Le titre est le nom d’un polygone avec un nombre infini de côtés. Le récit est une sorte de puzzle laissant apparents les interstices et composé de 1 001 fragments, des paragraphes numérotés qui évoquent les joies de l’enfance anéanties par la mort qui frappe au hasard, et d’autres qui saisissent le conflit israélo-palestinien sous tous ses aspects, historique, géographique, politique, religieux...

Au milieu du livre, n° 500, Rami et Bassam qui existent réellement se racontent : l’auteur a rédigé ces interventions à partir des interviews qu’ils ont données ; pour les autres paragraphes, les deux hommes ont accepté qu’il façonne leurs dires. La réalité est ainsi réfractée dans une construction fictionnelle. Cette manière simultanée d’habiter la vie des autres et d’aborder le conflit possède le pouvoir de mettre en avant une vérité des êtres et des événements qui, à la fois, nous étreint (et ce sans le moindre excès de pathétique) et nous implique en nous amenant de plain-pied dans ces violences à visée politique. L’écriture fluide, où foisonnent des détails concrets, porte une charge de savoir et de poésie qui est le signe d’une quête de justice et de paix effectuée avec une volonté d’apaisement. Éditions Belfond, 512 pages, 23 €.

Cœurs battants > Les Évasions particulières de Véronique Olmi

Sur la couverture, une fillette joue à la marelle et saute, bien décidée. Elle est en mouvement comme les trois sœurs nées dans une modeste famille catholique à Aix-en-Provence. Sabine, l’aînée, n’a qu’une envie, faire du théâtre à Paris. Hélène, la cadette, passe ses vacances scolaires à Neuilly-sur-Seine, chez des parents aisés dont les valeurs sont tout autres, elle va se diriger vers la biologie et les questions d’environnement. Mariette reste à Aix, recueille les secrets et les silences des uns et des autres et s’oriente vers la musique. De l’après mai 68 au 10 mai 1981, décennie qui voit la France basculer dans une ère nouvelle : majorité à 18 ans, combats pour l’émancipation des femmes, droit à l’avortement (le Palais de Justice d’Aix a connu les plus grands procès). Comment les trois sœurs trouvent leur voie, vivent pleinement loin de l’éducation de leur enfance. Si leur mère découvre l’esprit contestataire des jeunes et des femmes, le père, bien que déboussolé dans un monde qui va trop vite pour lui, n’est pas pour autant imperméable au changement. Sensations, pensées, intimité de parole, l’auteure rend souverainement sensible l’acuité de son regard porté sur cette famille aimante qui bouge et compose un roman de filiation et de mémoire. Éditions Albin Michel, 506 pages, 21,90 €.

Quid des « enfants sauvages » ? > Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit d’Hervé Mazurel

Le 26 mai 1828, un adolescent hagard, sale, titubant apparaît dans une rue de Nuremberg. Il n’a que peu de mots pour s’exprimer et ne sait où il va, ni d’où il vient. C’est d’une main tremblante qu’il écrit son nom Kaspar Hauser. Recueilli par un précepteur qui le met en confiance, il apprend à lire et à écrire. Hervé Mazurel, historien des sensibilités, ne cherche pas à établir la vérité sur ses origines (prince héritier écarté d’une succession, son assassinat en 1833 semblant confirmer cette hypothèse), il se plonge dans les archives, procès verbaux des policiers, des médecins et témoignages. Kaspar a vécu une quinzaine d’années séquestré, coupé totalement de tout contact humain et ne fait pas la distinction entre homme et femme, homme et animal, rêve et sommeil. S’il est doté d’une capacité sensorielle exceptionnelle, le penser et l’agir des humains lui échappent. L’étude d’Hervé Mazurel porte surtout sur la manière dont l’histoire, les relations sociales, le patrimoine culturel s’inscrivent au plus profond du corps des gens, construisent leur expression et conditionnent leur comportement. C’est bien l’apprentissage intellectuel des choses, de l’espace et du temps qui permet d’appréhender le monde. Cet essai éclaire les films de Werner Herzog, L’Énigme de Kaspar Hauser, 1974, et de François Truffaut, L’Enfant sauvage, 1970, Victor trouvé dans l’Aveyron en 1797, âgé de 12 ans. Éditions La Découverte, 348 pages, 19 €.