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Annie Ernaux, une vie à écrire

par PIERRE GAUYAT
Publié le 14 octobre 2022 à 12:52 Mise à jour le 13 octobre 2022

Le prix Nobel de littérature 2022 a été attribué à Annie Ernaux. 17 Français ont déjà été honorés par l’Académie suédoise, mais c’est la première fois qu’une Française est distinguée.

Annie Ernaux écrit depuis toujours et a commencé à publier il y a près d’un demi-siècle. Le prix récompense l’œuvre d’une écrivaine accomplie et reconnue, en France comme à l’étranger. Annie Ernaux est souvent présentée commune une auteure de l’autobiographie, de l’intime. Ce qu’elle est indubitablement, mais par-dessous tout, lorsqu’elle parle d’elle, de sa vie, de sa famille, c’est de nous dont elle parle. Dans Une femme, elle raconte sa mère, une femme forte et dure, sans concession, jusqu’à sa disparition dans la maladie d’Alzheimer, et dans La Place, elle évoque son père, un homme plus discret, un peu détaché, auquel elle rend un hommage tout en pudeur et en affection filiale. Heureux, le papa qui peut inspirer de telles pages à son enfant ! Dans L’Autre Fille, elle évoque sa sœur disparue avant sa naissance, qu’elle « remplace  », d’une certaine manière, dont elle a appris l’existence incidemment, au détour d’une phrase de sa mère, alors qu’elle avait 10 ans. Sous un aspect anecdotique, Annie Ernaux évoque la vie de très nombreuses familles qui ont, peu ou prou, vécu les mêmes choses. La lecture des Années, paru en 2008, conforte cette idée. Dans ce livre, elle évoque l’histoire politique et sociale de la France, des années soixante à la première décennie du 21ème siècle. Le fil conducteur du texte repose sur ses souvenirs personnels et familiaux, comme l’ensemble de son œuvre, mais elle nous brosse aussi, et surtout, le portrait d’une France disparue, emportée par le temps dont les seules traces restent dans le souvenir de ceux qui les ont vécues comme elle. Ses livres sont centrées sur sa vie mais ne sont pas de simples autobiographies car elle utilise ses expériences personnelles pour mener une réflexion plus large, universelle. Son style est épuré, « dégraissé », comme dirait Simenon, lui aussi adepte du « pas un mot de trop ». Il n’y a pas de bons mots d’auteur ni de métaphores héroïques qui posent le Grand Écrivain, mais derrière cette apparente simplicité, il y a un véritable travail d’écriture qui n’a pas échappé à l’Académie de Suède comme à ses nombreux lecteurs. Une simplicité que l’on retrouve dans la brièveté de ses œuvres qui dépassent rarement les cent pages. Annie Ernaux est aussi une femme libre. Libre dans son esprit, en revendiquant un clair engagement à gauche, comme dans son corps en narrant ses rencontres sentimentales et intimes dans de nombreux livres à commencer par Passion simple, en 1992, dans lequel elle raconte parfois avec crudité sa relation avec un diplomate d’un pays de l’Est, de 15 ans son cadet. Dans son dernier livre, paru en mai de cette année, Le Jeune Homme, elle évoque une histoire similaire. Elle décrit encore les conditions glaçantes de l’avortement clandestin qu’elle a subi à 23 ans, dans l’Évènement. Le nom d’Annie Ernaux entre aussi en résonnance avec la notion de transfuge de classe qui désigne ceux qui, issus des milieux populaires, sont parvenus à changer de classe sociale en intégrant, dans son cas, la petite bourgeoisie intellectuelle. En effet, les parents de l’auteur tenaient un modeste café épicerie en Normandie, comme il en existait tant dans la France des années 1950, alors qu’elle est devenue professeur de français. Que cette distinction, comme dirait Bourdieu, permette à cette grande écrivaine de ravir de nouveaux lecteurs.