Contrapaso. Les enfants des autres de Teresa Valero

Briser le temps du silence du franquisme

Publié le 23 juillet 2021 à 11:47

Madrid, 1956. Une vague de froid sévit en Europe. Emilio Sanz, vétéran de la rubrique des faits divers du journal La Capitale, suit depuis près de vingt ans des meurtres abominables, sordides, femmes sauvagement assassinées. Il est accoutumé au faire-savoir de la presse et aux pratiques d’un État policier dictatorial où les enquêtes criminelles se résolvent discrètement (un bouc émissaire, une sentence exemplaire et l’innocent est exécuté, garroté). Mais Sanz, phalangiste désabusé qui « croit en de moins en moins de choses  », dégoût du régime sous son galure fatigué, a la vérité en point de mire. Le directeur n’apprécie guère ses articles et Sanz est obligé de se censurer et de travestir les faits. On lui flanque un jeune reporter, beau gosse fougueux, Léon Lenoir, fils de républicain, qui a vécu quelques années en France avant de revenir en Espagne où il retrouve la famille de son oncle, un général franquiste. Il s’enquiert de sa cousine Paloma qui est dessinatrice dans une revue féminine. Les deux journalistes s’intéressent à un nouveau meurtre, une femme trouvée nue dans le fleuve. Léon et son mentor Sanz, d’abord indifférent à sa présence, poursuivent les recherches mais les indices sont maigres et les fausses pistes nombreuses. Ils se heurtent au pouvoir et à ses milices.

Sous l’eau qui dort

Contrapaso, contrepoint en français, deux lignes mélodiques en musique et dans cette BD, deux versions des événements. Teresa Valero se sert d’investigations criminelles pour briser la nuit fabriquée de l’Histoire par le régime, décrit la chape de plomb obscurantiste du franquisme sur une Espagne fossilisée, confite dans un air raréfié autour de l’image tutélaire du Caudillo, qui connaît ses premiers craquements, manifestations d’étudiants, journaux clandestins d’opposants et de détenus, hommes et femmes. Les deux journalistes sont confrontés au poids de l’Église et sa morale d’es- claves, à un régime qui emprisonne et torture les opposants et traite les penchants sexuels décrétés antinaturels par des moyens qui glacent le sang. Ils découvrent d’inquiétants trafics dans des cliniques privées de gynécologie et de psychiatrie pour deux sortes de patientes, celles qui paient, « dames riches pas heureuses  » et celles appelées « mères de bienfaisance » qui disparaissent ensuite et auxquelles les enfants sont retirés pour alimenter un système d’adoption bénéficiant de procédures arrangées. C’est par dizaines de milliers que les enfants de militants républicains qualifiés de déficients mentaux, de psychopathes antisociaux, ont été ainsi volés à leurs mères. Ainsi Contrapaso dépasse le thriller habituel par sa démarche his- torique alors que l’Espagne a effacé quatre décennies de son passé en amnistiant en 1977 les bourreaux en même temps que les victimes de la guerre civile et aujourd’hui, un de- mi-siècle après la mort de Franco, la « loi  » interdit ou dissuade (?) qui- conque de chercher à comprendre.

Regard affûté

Teresa Valero a tenu à être proche de l’authenticité en effectuant des recherches sur les faits qui officiellement n’existent pas, les lieux et les protagonistes impliqués. Cette poétique d’exactitude, ce réalisme concentré jusqu’au moindre détail, s’avèrent une dynamique dans la construction du récit. Ce « polar » de 150 pages, dense, minutieux, tire aussi profit d’un dessin aux traits souples élégants : l’album a été réalisé en numérique pour parvenir à une colorisation subtile, tantôt délicate, tantôt pénétrante, jouant sur les opacités et les transparences, effets de lumières dramatiques. La couleur devient ici le supplément émotif du récit, l’instrument de lecture des différentes planches. Maîtrisant cette technique, Teresa Valero nous offre une œuvre forte et personnelle même si elle avoue avoir une dette de reconnaissance envers d’autres auteurs tels Juanjo, Gibrat, Prado, Elfa et Canales. Une suite est prévue. Patience...

Contrapaso. Les enfants des autres, Teresa Valero, éditions Dupuis, préface de Pierre Christin, 152 pages, 23 €.