Le puzzle Kanapa de Gérard Streiff

Comment passer des convictions personnelles à la conquête collective du pouvoir ?

par Philippe Allienne
Publié le 28 décembre 2021 à 11:26

Les générations actuelles sont peu, paraît-il, à savoir qui était Jean Kanapa, le dirigeant du parti communiste français né en 1921 et décédé en 1978. La fin des années soixante-dix marque déjà celle de l’eurocommunisme, ce mouvement qui suit l’idéal communiste mais en cessant de s’aligner sur le modèle soviétique. Gérard Streiff a bien connu Jean Kanapa, puisque c’est ce dernier qui l’a recruté (Streiff avait alors 24 ans) pour s’occuper de l’Europe et du Marché commun. Adieu les visées de l’auteur sur l’Afrique et ses révolutions. C’est que, comme il l’explique lui-même, en 1973 (lorsqu’il rencontre Jean Kanapa dans son bureau, au siège du PCF), le parti venait d’obtenir les sièges auxquels il avait droit au Parlement européen. À l’époque, les députés du Parlement étaient désignés. Ce n’est qu’en 1979 qu’ils seront élus au suffrage universel. Mais en 1973, Kanapa avait un problème. Alors que le PCF avait longtemps boudé les instances européennes, voilà que son secteur international dirigé par Jean Kanapa ne savait quasiment rien des us et coutumes de la machine communautaire. Gérard Streiff étant jeune diplômé de sciences politiques et de l’Institut des hautes études européennes, le patron y a vu une bonne recrue. Par la suite, on devine que la jeune recrue en question a découvert un homme très complexe et d’une grande richesse. Il a d’ailleurs écrit une thèse d’histoire, soutenue à Sciences Po Paris. Le titre de la première partie : Kanapa - de Sartre à Staline. L’intégralité de la thèse a été publiée chez Lharmattan en 2001 sous le titre Jean Kanapa 1921-1978 – une singulière histoire du PCF. La complexité du personnage Kanapa, c’est celle d’un homme, fils de banquier, qui adhère au Parti communiste et en devient un stalinien convaincu. Comme l’écrit l’auteur, « Laurent Casanova (…) se sert de Kanapa pour “gauchir’’ le secteur des intellectuels, qu’il est chargé de recomposer fin 1947. De son côté, Kanapa se sert du parti pour faire “sa’’ guerre. Il y a là une sorte de pacte initial entre le PCF et lui. » Jean Kanapa est philosophe, journaliste et écrivain. Au PCF, dans le contexte de guerre froide, il « fixe souvent la règle du jeu. Lui qui connaît le père de l’existentialisme comme personne fait merveille dans sa croisade antisartrienne (…) ». Sa critique de Jean-Paul Sartre (dont il fut l’élève) va lui valoir de se faire traiter de « crétin » par ce dernier. À sa mort, le quotidien Libération va reprendre cette insulte en titrant « La mort d’un crétin ». Sauf que, pour dur qu’il était dans son travail de sniper, Kanapa n’était évidemment pas un crétin. « Pour lui, écrit Gérard Streiff, la politique, c’est d’abord le discours, le mot, le langage, le pouvoir de la parole. » Dans la biographie qu’il lui consacre, il reconstitue l’ensemble des pièces du puzzle qui constituait sa personnalité, jusqu’au basculement vers l’eurocommunisme. Mais ce puzzle est aussi un essai politique sur un sujet très actuel : comment passer des convictions personnelles à la conquête collective du pouvoir ?

Le puzzle Kanapa, éd. La Déviation, 275 pages, 20 €.