C'est à lire : Les Amochés, de Nan Aurousseau

Dans l’abîme du temps

par Alphonse Cugier et ALPHONSE CUGIER
Publié le 19 juin 2019 à 16:06

Après des années d’errances, Abdel, un solitaire, retourne dans le hameau de montagne où ses parents s’étaient installés lors de leur arrivée en France. Il découvre un lieu quasi désert, seul un couple âgé survit, des taiseux.

Abdel lie connaissance avec une psychiatre de la ville voisine mais leur liaison ne dure pas. Quelque temps après cette rupture qui l’a laminé, des événements bizarres surviennent : de l’eau s’écoule du miroir de la salle de bain, les voisins ont disparu, l’électricité en panne, les ordinateurs et le téléphone silencieux, les voitures arrêtées dans leurs trajectoires, vides, les autoroutes de la vallée devenues mouvantes, des tapis roulants et le bruit d’un énorme réfrigérateur emplissant l’espace.

Hallucinations, fantasmes... catastrophe imaginaire sécrétée par l’angoisse et nourrie par les images de guerres que le siècle a connues... Descendant dans la vallée plombée par un soleil rivé au zénith, il rencontre deux belles créatures, des jumelles... Nan Aurousseau nous entraîne dans un récit imprévisible, nous immerge dans une atmosphère anxiogène qui désarçonne au premier abord mais qui vous happe dans un même mouvement sans relâcher son emprise.

Le fantastique et le social

Le récit change d’allure, quitte la dimension de fable d’anticipation pour aborder les rives du réel et s’investir dans le champ social : dureté des temps qui engendrent des individus en condition de survie aléatoire, des exclus, des cabossés, des paumés. Le « normal » qui évacue le dérèglement initial s’avère un cauchemar d’une autre nature.

Abdel s’aperçoit que rien ne s’est passé pour les autres : a-t-il seul été victime d’une crise d’hallucinose ? Et il se trouve embarqué dans une machination monstrueuse ourdie par une famille tordue, accusé de viol, inculpé et emprisonné...

Roman en trois temps et faille temporelle, trois situations que l’auteur enchaîne, possédant pleinement l’art d’organiser l’insolite, l’apocalypse, le rétablissement mental et une fin ouverte. Nan Aurousseau porte sur le monde un regard acéré transitant par une écriture dégraissée, émaillée de temps à autre de petites pointes d’humour incisif et délicieux et de « dérapages » scientifiques bienvenus.

Dans ses livres dont Bleu de chauffe et La ballade du mauvais garçon, cet auteur atypique a retracé son parcours (petite délinquance, braquage raté à dix-huit ans, six années de détention puis emploi de plombier sur les chantiers). Il s’en est sorti grâce à un éducateur qui l’a poussé à lire, à se consacrer à l’écriture qu’il avait ébauchée, jeune adolescent.

Est-ce pour cette raison que les murs de la maison d’Abdel sont recouverts de livres qu’il a lus, que ce solitaire fait souvent référence à des romans, à des films et qu’il vomit une société où la violence a réponse à tout, où l’argent, nécessité première, est devenu fin dernière et où la lobotomisation des individus est le fait de la télévision et des médias aux mains des grands groupes financiers ? À quand la fin de la galère, du chiendent ? À quand à nouveau l’écoute, la parole, l’entraide ?