Les Cahiers dessinés, 176 pages, 28 x 22 cm, 29 €
Visages atomisés de Karl Beaudelere

Dans la chair du papier, le visage à perte de vue

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 2 septembre 2022 à 12:09

De tous temps et de toute mémoire, l’homme a voulu saisir son image en inventant toutes sortes de moyens, Karl Beaudelere a choisi le stylo à bille.

«  La grande aventure, disait Giacometti, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu, chaque jour, dans le même visage. C’est plus grand que tous les voyages autour du monde  ». Se voir comme dans un livre ouvert... la peau, est-ce qu’il y a de plus profond ? En découvrant Les Fleurs du mal, il s’imagine que le poète a été aussi écorché que lui, à un point tel qu’il inscrit des extraits de ses poèmes sur les murs de sa ville natale Marseille avant de les faire tatouer sur son propre corps et décide de lui emprunter son nom, un peu transformé. En 2011, Karl Beaudelere commence une série d’autoportraits en autodidacte au moyen d’un processus pictural peu conventionnel, stylos à bille dont il s’est constitué une riche palette, matériau adapté, dit-il, au gaucher dyslexique qu’il était. Des évocations de lui-même plus que des reproductions mimétiques : sonder l’énigme de son visage, saisir ce qui émane de sa personne, ce qui semble sourdre de l’enveloppe corporelle. Comment parvenir à incarner l’immatériel, à toucher à des secrets sans mots par le dessin, à rendre visible ce qu’il y a de vivant dans ce qui semble statufié dans une fixité inéluctable et à accéder, par delà cette apparence de surface à son insondable intériorité ?

Le visage, compulsion de répétition et réinvention de soi

Ses visages n’ont pas de contours. Des courbes, des traits plus ou moins longs prolifèrent, semblent se multiplier et se générer les uns les autres, lacis qui déclenche des effets hypnotiques. Les lignes s’entrecroisent, s’enchevêtrent, en réseaux de mailles serrées, faisant du visage un miracle d’apparition en « volume » qu’il «  arrache » à son mutisme : le chaos se transforme en harmonie et la lumière transparaît par les interstices d’une prédominante opacité colorée. Ce pullulement tumultueux, cette sorte de pixellisation linéaire nous saisit et nous emporte jusqu’au vertige.

Au rythme de la page, la multiplicité d’être au monde

Dans le catalogue, les visages se succèdent, cette accumulation en mouvance permanente fascine et trouble à la fois. Le lecteur semble avoir devant lui des personnes différentes, des regards qui le « regardent  », objet à son tour dévisagé. Dans ce déconcertant face à face, l’ouvrage nous entraîne à l’apprentissage d’un regard et simultanément à l’acceptation du dévoilement de notre propre « masque ». Ces autoportraits obsessionnels, Curiosités esthétiques, s’accompagnent d’une exposition de « copies », toujours au stylo à bille, de tableaux de maîtres (Fouquet, Velasquez) et de portraits de Baudelaire, d’Edgar Poe, Bacon, Dubuffet et... Robocop. Michel Thevoz (le miroir et l’irreprésentable, le regard), Sarah Lombardi (le dessin à fleur de peau), Katia Furter (la biographie, un défi), Françoise Monnin (messages de l’artiste) nous proposent une lecture de son œuvre qui lui assure la réception la plus juste et qui a le mérite d’approcher ce mystère qu’est tout visage.