© Yves Tennevin
Henry Darger

Dans les royaumes de l’irréel

par JEAN-JACQUES POTAUX
Publié le 19 avril 2021 à 11:04

Nous connaissons les Mozart assassinés, les Colette sans œuvre, les Van Gogh potentiels devenus épiciers que chantait Alain Leprest : « Pour un bon dieu qui naît, 100 millions font cortège. » Xavier Mauméjean parle dans une interview de la recherche du messie dans le clochard qu’on croise. Mais c’est un autre type de personnage qu’il nous nous invite à découvrir et à accompagner dans son dernier ouvrage : Henry Darger, qui avait déjà inspiré le romancier dans son ouvrage American Gothic. Quand, en 1972, Darger quitta le logement où il vivait depuis quatre décennies à 80 ans pour rejoindre une maison de personnes âgées, ses propriétaires trouvèrent plusieurs centaines d’aquarelles et deux manuscrits, l’un intitulé L’histoire de ma vie de 2 000 pages et un roman d’environ 15 000 pages intitulé Dans les royaumes de l’irréel. Ayant eu accès à l’œuvre anonyme de cet homme inconnu, écrivain et artiste plasticien, Xavier Mauméjean l’a accompagné pendant dix ans de sa vie, réalisant une thèse en littérature comparée, à l’Université polytechnique du Hainaut-Cambrésis, puis cette biographie, sortie à la fin de l’année 2020. L’enfance de Darger fut un véritable calvaire. À quatre ans, il perd sa mère, morte lorsqu’elle accouche d’une fille qui sera abandonnée. Il est d’abord placé dans une école catholique aux méthodes brutales avant que son père ne l’envoie dans un établissement psychiatrique. Il fréquentera ensuite d’autres lieux tout aussi déplaisants pour arriver au Lincoln Asylum, une institution psychiatrique et scolaire. Cet établissement est le lieu de maltraitances graves. Un pensionnaire est mordu par des rats à la face ; un employé municipal logeant à l’asile décède après s’être castré ; une fillette meurt d’être restée longtemps dans un bain brûlant qui l’avait fortement brulée aux fesses, aux cuisses et au pubis. Après son passage, cet établissement fera l’objet d’une commission d’enquête et d’une fermeture, suite à l’intervention d’un personnage influent dont le fils épileptique était resté plusieurs minutes sur un radiateur après une crise. Fortement brûlé, il était resté marqué et avait perdu l’usage d’une oreille.

La vie et l’œuvre se mêlent dans la plus grande confusion

On ne s’étonnera pas qu’une enfance aussi triste ait provoqué de terribles traumatismes et que le thème de la souffrance des innocents soit au centre de son œuvre écrite et peinte. Les royaumes de l’irréel sont traversés par une violence difficilement imaginable. Darger s’attache à l’écriture d’un livre commencé en 1910 dont la perte des premiers essais affecte profondément l’auteur et la suite de l’histoire. La vie et l’œuvre se mêlent dans la plus grande confusion tandis que les évènements du monde réel semblent à l’écrivain une histoire imaginaire. Le monde en guerre des royaumes de l’irréel entre en correspondance avec la crise de 1929 ou les catastrophes naturelles du monde réel, comme les inondations ou les incendies. Le rêve éveillé, seconde vie, n’est jamais loin, et on ne sait plus très bien où commence la fiction et où finit la vie. C’est dans un second monde dont il devient le secrétaire, pour lui tout aussi réel que le premier, que Darger nous conduit, écrivant comme une machine chaque soir après avoir accompli son travail quotidien de plongeur dans un hôpital. Ignorant la dimension esthétique de son travail, il est devenu un des meilleurs représentants de l’« art brut » du siècle dernier. Dans ce monde où les adultes ont réduit les enfants en esclavage, les royaumes chrétiens imaginaires d’Angélinia et Abbieannia livrent bataille à la nation de Glandelinia composée de tueurs d’enfants, d’esclavagistes qui adorent les idoles plutôt que Dieu. C’est après une terrible répression que sept petites filles se lèvent contre leurs bourreaux : les Vivian Girls qui se battent pour abolir la tyrannie en un combat qui n’aura pas de fin.

Le monde en guerre des royaumes de l’irréel entre en correspondance avec la crise de 1929 ou les catastrophes naturelles du monde réel, comme les inondations ou les incendies.

Après un travail de dix ans, Xavier Mauméjean se confronte au mystère de la création. Darger créait pour lui seul, pour survivre. On aurait envie de se dire que nous sommes tous capables et d’en tirer une leçon d’optimisme. Mais le biographe fait justement remarquer qu’il ne suffit pas d’avoir souffert dans son enfance pour devenir artiste, ni de s’être drogué pour devenir Baudelaire. Darger est un homme cultivé qui a lu Dante, Cervantes, écoutait Rachmaninov, possédait une reproduction de L’adoration des frères Van Eyck. Il a su contrôler, organiser, structurer le chaos de sa vie. « Il tient la violence du monde dans des toiles, des écrits qui sont des œuvres impressionnantes. »

La confusion entre le vécu et l’œuvre est totale, donnant un tout indistinct qui se fragmente. Il sera enterré sous un autre nom que le sien, s’inventera des origines brésiliennes, n’aura ni la même taille ni la même couleur des yeux au moment de son incorporation à l’armée en 1917 et en 1943. Il a toujours réussi à tromper les institutions, échappant à toute définition. On ne connaît de lui que ce qu’il en dit. Je est introuvable. Il n’est même plus un autre. Protecteur des enfants, Darger a gardé son enfance, incapable de s’adapter au monde des adultes. On pense à un livre pour enfants dans lequel le cauchemar se nomme Adémar Touseul. « Qu’est-ce que l’inconscient ? Ce n’est pas un théâtre, mais une usine, un lieu et un agent de production » écrivit Deleuze. De ce point de vue, les rapprochements opérés par Xavier Mauméjean entre l’œuvre de Darger et les analyses philosophiques sont passionnantes. Il cite par exemple Charlotte Bérard et son travail sur les rêves à l’époque du nazisme, pour écrire : « Glandelinia une fois vaincue, la cause de la violence généralisée disparaît, mais non pas ses effets. Les Vivian Girls continuent d’être hantées par les cauchemars (…). » En ce sens, le livre nous parle du monde d’aujourd’hui, aidant à sa compréhension. On notera encore l’humour de Darger. Faut-il pleurer, faut-il en rire ? Mauméjean signale qu’à Chicago, il vivait près d’une communauté irlandaise de gens très pauvres et cite la modeste proposition de Swift pour venir à bout de la misère chez les enfants, à savoir les manger. On pourrait aussi penser à la nouvelle de Marcel Aymé, La Fabrique, qui présente des enfants miséreux dans les années 1840 dont la vie est cauchemardesque. Il faut remercier Xavier Mauméjean d’ouvrir une nouvelle fois au lecteur des chemins inconnus de l’imaginaire à partir d’un artiste authentique qui, dans l’incognito le plus complet, a connu le drame de l’écriture et de la peinture.

Henry Darger, dans les royaumes de l’irréel, Xavier Mauméjean, éditions Aux forges de Vulcain, novembre 2020, 344 pages, 25 €.