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Casanova. Le moraliste et ses masques de Séverine Denieul

Désormais fidèle à lui-même

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 16 juillet 2021 à 11:44

Entre Casanova et nous, que d’ignorance et de malentendus. Certes, il était curieux des plaisirs mais non exclusivement car il l’était de toutes les innovations. Et alors que Don Juan est un mythe, Casanova est écrivain, critique littéraire, historien, philosophe, économiste... Un libre penseur dont la « hardiesse sacrilège » s’élève contre les morales inculquées par les religions. On comprend qu’un tel impie ait été censuré. Si on suit l’histoire des multiples éditions de son Histoire de ma vie, elle est aussi rocambolesque que ses aventures.

Construction d’une manière d’être sociale

Celles-ci furent remaniées, élaguées, travesties, expurgées de ce ton de liberté qui sied bien à son auteur. Séverine Denieul s’est servie de l’édition de Francis Lacassin (Bouquins, 1993) et pour en pallier les omissions et erreurs, elle a eu recours aux travaux récents : dans l’introduction, elle rappelle la palette très large des lectures de Casanova et ana- lyse celles de Chantal Thomas, Cyril Francès, Gérard Lahouati, Marie-Françoise Luna, Jean- Christophe Igalens... Dans ce réinvestissement critique d’une œuvre dont la richesse n’a pas été encore totalement exploitée, l’auteure examine ce qui se joue entre la connaissance de soi, du monde et de ceux qui l’habitent, Casanova étudiant l’homme en voyageant à travers l’Europe, soucieux de rencontrer aussi bien les têtes couronnées que les savants, artistes, joueurs de salons ou de tripots et les gens dits de peu, le peuple des rues. Moyen de connaître leurs façons de vivre en les observant dans leur dimension intime et pouvoir présenter les mœurs de son temps en impliquant sa propre histoire. Dans le chapitre « Une écriture auto-biographique aux prises avec la fiction », elle entreprend de voir si cette construction de soi, assertion et accomplissement, peut concerner Histoire de ma vie et en évalue sa relation ambiguë à la réalité, celle-ci relevant en partie de l’imaginaire de Casanova, des modèles romanesques qu’il convoque. Elle dépeint un Casanova qui entretient un rapport flottant et paradoxal avec les notions de vérité et de mensonge et qui, en quête d’une connivence avec le lecteur, lui laisse faire la distinction ente le vrai et le faux. Ce qui explique que les titres des chapitres comportent pour la plupart un point d’interrogation.

« Instituteur de morale » ?

Casanova a-t-il vraiment eu l’ambition de confier à ses lecteurs un « miroir magique » pour qu’ils puissent sonder leur personnalité et parvenir ainsi à s’amender ? Il se demande quel « instituteur du genre humain  » serait capable d’« instruire quelqu’un qui voudrait se mettre en état de devenir heureux », accéder à la sagesse et il désigne en même temps « sa propre expérience comme anti-modèle ». Concernant la séduction, le libertinage, et ne cultivant pas la transgression pour elle-même, il glisse à destination des lecteurs la manière d’entrer en relation avec ses ouvrages, suggérant ainsi une réflexion éthique sur la sexualité. Histoire de ma vie, ce récit spéculaire qu’il a écrit (3 700 pages manuscrites), beaucoup inventé, transformé, miroir aux fictions, Casanova en fait jouer les reflets en porte-à-faux avec la morale. Superpositions de masques au visage et leurs levées, manipulations qu’il maîtrise à la perfection, il se plaît à dire qu’il aime à la fois les spéculations sur la vie et la vie elle-même : il ne « finit pas de nous subjuguer  ». La saveur singulière de son œuvre vient de la virtuosité avec laquelle il mêle les métamorphoses d’un paraître et d’un être-au-monde. Séverine Denieul y est particulièrement sensible, ce qui dote son étude d’une qualité de lecture incomparable et que conforte une écriture limpide et vive. Le masque n’est pas un procédé mineur mais la pierre angulaire de la posture de Casanova. L’examen de l’apport des univers fictionnels à l’autobiographie, la réflexion sur les couples séduire et plaire, duper et tromper, la féconde harmonisation de l’Histoire de ma vie et du débat sur les mœurs du XVIIIe siècle, autant d’ingénieux commentaires, sont dignes d’être relevés. Cette contribution à la connaissance du Vénitien est à classer parmi les ouvrages de référence. Séverine Denieul a bien mérité de Casanova.

Casanova. Le moraliste et ses masques, Séverine Denieul, Classiques Garnier, collection L’Europe des Lumières, bi- bliographie, index des noms et des ouvrages de Casanova, 532 pages, 53 €.