Canción d’Eduardo Halfon

Des pauses badines dans les eaux glacées

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 12 février 2021 à 17:34

Invité par l’Université de Tokyo à un congrès d’écrivains libanais, le narrateur nommé Eduardo Halfon, né en 1971 au Guatemala, se souvient de son grand-père qui dirigeait une entreprise de construction et qui a été enlevé en 1967, contre une rançon par des guérilleros commandés par un certain Canción. Comme il est né en 1971, il cherche à connaître les faits. L’enquête qu’il mène se déploie elliptique, s’arrête en chemin, reprend, foisonne, fantasme, proliférant à l’infini en bifurcations et parenthèses. Rappel de la présence parmi les guérilleros de la belle Miss Guatemala 1958. Rencontres dans un bar où le temps s’écoule propice aux pensées vagabondes entre informations recueillies, bières et cigarettes. Retours en arrière, souvenirs d’enfance, exhalaisons d’épices et des mets qui émanent telles des âmes de la cuisine : l’auteur conçoit de véritables paysages de mots dont les sonorités les chargent de rêve éveillé.

Chroniques de pays blessés

Le récit de l’enlèvement (le grand-père a entretenu de bonnes relations avec ses ravisseurs) et du paiement de la rançon le conduit à évoquer la dictature, les militaires ayant renversé le président Árbenz qui avait décidé de redistribuer aux paysans pauvres une partie des terres laissées en friche et achetées aux grands propriétaires. La United Fruit Cie possédait plus du tiers des espaces cultivables du Guatemala et n’en exploitait que 3 %. Les frères Dulles en étaient actionnaires, l’un directeur de la CIA, l’autre au Département d’État. Eisenhower donna son aval au coup d’État suivi d’une atroce répression. Les États-Unis veillant à l’ordre en Amérique centrale et latine. L’hôtesse japonaise qui a accueilli le narrateur-conférencier évoque aussi son grand-père brûlé à Hiroshima, son kimono imprimé incrusté dans la peau du dos. Deux grands-pères, deux pays de part et d’autre de la planète, deux épreuves dramatiques.

Drôles de trames

Si les récits alternent sans désemparer, jouent à s’égarer, l’ensemble est gratifié d’une limpidité parfaite. Le lecteur invité comme complice en imaginaire et en réel, participe à cette relation mémorielle, romanesque et politique qui se déploie fragmentaire, consécutive, simultanée, circulaire. L’auteur multiplie les registres à l’envi, pirouettant entre le léger et le tragique, sachant doser la violence, la fantaisie et la quiétude, les faire cohabiter sans provoquer de rejet, ni diluer les enjeux. D’un côté l’horreur, l’histoire brutale de son pays natal, l’exécution des guérilleros basculant dans la fosse, de l’autre, le temps d’une enfance s’inventant des définitions du bonheur et du malheur différentes de celles des adultes. Le roman tire sa force de cette confrontation qui jamais ne s’abolit. L’écriture est bien la politesse du style, Daniel Pennac dixit.

Canción, Eduardo Halfon, éditions Quai Voltaire, 170 pages, 15 €.