Gallimard, Livres d’Art, 396 pages,150 x 259 mm, 200 illustrations, 39, 50 €
Souvenirs des montagnes au loin. Carnets dessinés d’Orhan Pamuk

Dessins d’écriture. Livre d’heures

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 30 décembre 2022 à 13:08 Mise à jour le 29 décembre 2022

Toujours muni d’un carnet, Orhan Pamuk, prenait des notes sur le mode de l’instantané. Avant d’obtenir le Prix Nobel de littérature 2006, il dessinait et pensait continuer dans cette voie, puis il a cru que la rédaction de romans avait définitivement relégué la peinture aux oubliettes. Mais un jour de 2008, devant la vitrine d’un magasin de couleurs, c’est l’éblouissement. Il y rafle une ample provision et commence à dessiner sur ses carnets pour que personne ne puisse porter un jugement. Il s’aperçoit que les dessins peuvent s’associer aux mots qui, seuls, ne suffisent pas. Ainsi, depuis dix ans, Orhan Pamuk, presque tous les jours, écrit et dessine, revient en arrière pour crayonner les pages restées vierges : vécu quotidien, rencontres, pensées, commentaires sur l’actualité, souvenirs d’enfance, bruits et rumeur d’Istanbul, voyages en Italie, Inde, Etats-Unis où il enseigna à l’Université Columbia de New York, lectures (Tolstoï, Rousseau…), son musée (collection d’objets - marché aux puces), construction de ses romans dont il interpelle les personnages, véritable atelier, ferment de son œuvre.

L’arpenteur de sa vie

Une image le rassure, le paysage qu’il voit de chez lui, son balcon dominant Istanbul et le Bosphore. Il s’y sent en sécurité, dit-il, rappelant qu’il se déplaçait escorté de policiers à la suite de menaces proférées par des ultranationalistes turcs. Istanbul la capitale qu’il a connue avant que les collines alentour ne soient livrées au béton immobilier, Istanbul métropole industrieuse malgré « les dérives du pouvoir autocratique d’Erdogan ». Il décrit le va-et-vient des bateaux, cargos, pétroliers, ferries, remorqueurs, barques, qui se dirigent vers la Mer Noire ou descendent vers la Méditerranée, route maritime en plein cœur d’une ville qu’il saisit au lever du jour, ensoleillée ou zébrée par la pluie, estompée par les flocons de neige. La narration n’est pas linéaire, les souvenirs se combinent à l’expérience immédiate, chaque double page est une parcelle de mémoire et de son imaginaire. L’écriture encadre ou chevauche le dessin réalisé avec des crayons de couleur, de l’acrylique ou des pastels à l’huile. Orhan Pamuk bouscule, avec ce jeu d’interactions entre le visible et le lisible, les conventions du livre ordinaire. Les textes et les images portés à leur plein feu entrent en conversation, en résonance. Le lecteur qui peut recourir à un riche index, entre dans l’intimité des peintures, dans l’agencement des mots qui sont traduits, placés à la périphérie des pages. Il effectue une sorte de voyage contemporain au cœur d’enluminures, journal intime graphique et pictural, superbe objet de délectation visuelle qu’il ne se lasse pas d’admirer et de scruter et qui rend plus heureux le rythme de la lecture.