À un étage près de Jérôme Baccelli

Dissection en toute aménité apparente du management

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 15 février 2023 à 12:18

Un quartier de tours, sièges de multinationales… Trois cadres de la société Maxa sont convoqués pour un entretien concernant leur licenciement, alors que, zélés, « lessivés, essorés », ils ont tout donné à l’entreprise. Elisa élève seule sa fille adolescente, Josh n’a obtenu aucun avancement au cours des dix dernières années et Salim est un prodige en matière de développements techniques et financiers. Ils sont accompagnés par MAT (Michael Aaron), un génie en modèles de gestion qui a programmé leur renvoi sans qu’ils le sachent. Ils se rendent au 37e étage, soudain l’ascenseur s’arrête, les portes s’ouvrent face à un étage inconnu, une anomalie, un espace immense recouvert de sable. Incursion dans un monde parallèle étrange, au vide quelque peu inquiétant mais qui va s’avérer un « havre de paix », une échappée belle aux dogmes de l’économie de marché, à la loi du couperet sans état d’âme, antidote à l’âpreté et au cynisme des temps d’aujourd’hui.

Une poétique de la liberté

Comment ces « exilés de l’intérieur », ne pouvant repartir, peuvent-ils retrouver le cœur battant d’un réel véritablement humain ? Ils s’inventent un autre monde : celui des bureaux qui se répètent à l’infini est évincé, remplacé par des fleurs et du blé… Paysage mental ? Une manière de s’extraire d’une servitude que les méthodes de management ont distillée imperceptiblement avant de l’ancrer fortement. Ces personnes libérées d’une mécanique qui les isolait se mettent à parler, à remémorer leurs souvenirs : chaque parcours provoque un écho chez les autres. Une brèche s’est ouverte dans leur avenir menacé. L’auteur Jérôme Baccelli a toute légitimité pour décrire le monde de l’entreprise, consultant en télécommunications aux quatre coins de la planète, il est au fait des stratégies et des pratiques, il a participé au succès et au fiasco de quelques start-up. Son expérience l’a amené à imaginer des pas de côté et à frayer avec le fantastique, « parabole qui fait vaciller les certitudes les mieux établies ». Il recourt à une écriture visuelle pleine d’agrément qu’il met au service d’une inventivité romanesque incontestable, conjugue plusieurs talents en matière de basculement de registres, du réalisme à la fable tout en faisant de cette noire et délicieusement corrosive description des méthodes managériales un magnifique et subtil précis de résistance et un roman de la reconquête et d’une nouvelle naissance.

Éditions du Seuil, 192 pages, 18 €.