© Ann Nocenti et David Aja/éd. Futuropolis
Semences d’Ann Nocenti et David Aja

État d’alerte

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 13 mai 2022 à 12:44

« L’enfer c’est la vérité vue trop tard » (Thomas Hobbes, 1651) : une BD qui scrute des lendemains en gestation, supputation d’un futur proche, imaginaire le croit-on ?

Infections virales, pandémies, pesticides, pluies toxiques, catastrophe écologique, dépendance ultra-technologique, bugs, fake news, théories du complot... La planète Terre se meurt, comportement suicidaire, résultat de politiques à courte vue et de profits immédiats. Alors que l’humanité peine à survivre, Astra, une journaliste intègre (espèce en voie de disparition), propose à sa cheffe un reportage-photos du mur qui les sépare d’une zone que des rebelles ont choisi comme refuge pour fuir un monde surconnecté, ne plus être surveillés par les drones et ne plus dépendre des dérives numériques sous couvert de sécurité. La boss veut de la matière qui accroche, qui vende, du buzz, ces rumeurs qui se propagent à grande vitesse, même si le scoop est quelque peu arrangé, inventé. Astra accepte de fabriquer ce réel controuvé, en contrepartie de pouvoir réaliser son reportage.

À l’affût de clichés vendeurs : l’exclusivité

Médias obsédés par les dernières nouvelles, être le premier à les annoncer, sans vérifier les faits, à des foules inconscientes ou aveugles. Un soir, Astra prend la photo d’un alien reconnaissable par la blancheur extrême de son visage et de son crâne rasé, un alien que l’on découvre doué de sensibilité et qui accompagne une humaine dont il s’est épris. Les recherches d’Astra l’en- traînent entre les griffes d’autres aliens qui, eux, sont expéditifs, d’une froideur totale et venus sur terre pour collecter les dernières graines de l’humanité, enlever des femmes et les inséminer ou les tuer, vertige de la sauvagerie. Alors que le couple interdit se sent de plus en plus menacé, Astra doit prendre parti : parviendra-t-elle à préserver sa part d’éthique ou jusqu’où peut-elle aller sans détruire le dernier espoir d’une planète dévastée, agonisante ? Ann Nocenti amalgame plusieurs genres : thriller technologique, histoire d’amour et de liaison prohibée, récit d’anticipation d’un monde qui s’installe, sinistre, effrayant, cauchemar pourtant prévisible. Le récit d’une lucidité tranchante prend la me- sure de toutes les distorsions du réel, puise une part de sa force en scrutant ce qui se trame d’obscur et qui s’imprime avec la limpide évidence d’un constat.

Goutte à goutte, le néant suinte

Le graphisme qui agit comme un révélateur est à l’aune du sordide, du poisseux qui gagnent un monde en proie aux idées obscurantistes. Le dessin bichrome recourt à une couleur maladive, un vert de gris qui gangrène un noir et blanc dont les contrastes sont assourdis. Une figure géométrique polyvalente, récurrente, traverse tout l’album, l’hexagone, figure de l’inquiétude avec le labyrinthe et la perdition ou de promesse de vie avec l’image des alvéoles des ruches. Les abeilles reviendront-elles malgré la pollution ? Acte de renaissance. Espérons l’inespéré !!! Instantanés d’horreur et réquisitoire implacable sans échappatoire, impressionnante révolution graphique, force de percussion hallucinante : le résultat est saisissant.

Éditions Futuropolis, 128 pages, 20 x 27,2 cm, 20 €.