La Fuite extraordinaire de Johannes Ott de Drago Jančar

Épidémie et bouc émissaire idéal

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 27 juillet 2020 à 10:43

Près d’un demi-siècle après sa parution et sa reconnaissance internationale, le roman paraît enfin en France, traduit du slovène.

L’action se passe après le guerre de Trente Ans, dans les années 1680 au moment où la peste ravage l’Empire germanique. Johannes Ott arrive dans un lieu qui s’apprête à se ver- rouiller pour éviter la contagion. Cet étranger hanté par son passé qui parle durant son sommeil n’est guère le bienvenu mais l’objet de suspicion : cache-t-il quelque chose ? Il sème le trouble dans une communauté agitée par les antagonismes religieux et surveillée par des tribunaux aux méthodes inquisitoriales. Johannes Ott, esprit libre, qui s’est tenu à l’écart des querelles religieuses et ethniques, est le bouc émissaire tout désigné. Accusé d’être un empoisonneur, torturé, il finit par avouer qu’un démon l’habite, aveux suggérés, commandés, extirpés. Il parvient à s’évader et fuit par monts et par vaux, s’associe à des marchands, s’acoquine avec des escrocs, multiplie les aventures amoureuses et rencontre tout à la fois insoumis, comploteurs, schismatiques, millénaristes et gibiers de potence : un périple ponctué de bagarres, de ripailles, de processions et de débauches... Malgré l’adversité, jamais il ne renonce, volonté de vie irrésistible et dit sa foi en la résistance humaine à l’oppression.

Noirceur étincelante

Drago Jancar a concocté un roman au rythme échevelé, récit haut en couleurs au diapason d’un art baroque propulsé par une écriture aussi foisonnante qu’inventive qui en transmet toute l’horreur et le tragique entre rêves et cauchemars. Quelques scènes cocasses comme celle de l’Empereur tentant de convaincre une dame de lui offrir ses charmes ne compromettent pas le climat d’inquiétude permanent et la violence d’un monde obscurantiste qui multiplie les procès en sorcellerie et où règne l’arbitraire de pouvoirs omniprésents : agents de l’Empereur, institutions religieuses et juridiques... Temps enténébrés qui ont gangrené des foules prêtes à lyncher les « déviants » quand la « justice » des tribunaux tarde. Le style imagé de ce roman avec ses personnages comme sortis d’un enfer de Jérôme Bosch gratifie les événements d’une ampleur qui fait souvent défaut aux romans historiques ou d’aventures. Chaque détail est doté d’une densité charnelle poussée à l’extrême : c’est un véritable feu d’artifice du langage que l’on découvre à chaque page, l’auteur maniant les mots avec dextérité et finesse (on peut remercier le traducteur d’être resté, je pense, sur le même registre). Cette « fuite » participe d’une entreprise de dessillement sur le plan politique du fait de sa parution en Slovénie en 1978 et aussi aujourd’hui dans notre monde où nombre de dirigeants partagent les mêmes « passions » ultranationalistes.

La Fuite extraordinaire de Johannes Ott, Drago Jancar, mars 2020, éditions Phébus, 340 pages, 22 €.

(Photo : Danse macabre, gravure sur bois de Michael Wolgemut in Schedel’sche Weltchronik, 1493)