Propriétés privées, nouvelles de Lionel Shriver

Épures de battements de vie

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 16 avril 2020 à 19:02

Avec Les Mandible : Une famille, 2029-2047, Lionel Shriver parlait du présent des États-Unis en se projetant dans le futur, narrait les pérégrinations d’une famille qui a basculé de l’opulence à la débâcle. Au lieu de discourir sur l’économie, terme qu’elle juge abstrait, elle a préféré se centrer sur l’argent qui, nécessité première, est devenue fin dernière. Cette année, elle fait paraître un recueil de douze nouvelles qui affouillent le désir irrépressible de possession, opérant une fois encore une radioscopie des sociétés occidentales.

Un homme d’affaires s’offre des vacances qu’il croit perpétuelles, en détournant l’argent de son entreprise. Des parents tentent d’inciter leur fils trentenaire à quitter le cocon familial, lui qui s’incruste, apprécie l’assistanat domestique et cultive l’oisiveté. Un homme conserve le courrier qu’il devait distribuer et usurpe l’identité de celui qui voulait rencontrer une ancienne camarade de classe. Le fantastique est au rendez-vous, une maison refuse de se laisser transformer par sa nouvelle pro- priétaire qui s’acharne. Une veuve cherche à échapper à la solitude, s’arroge le droit d’élaguer le sycomore du voisin qui essaime des pousses envahis- sant son jardin. Une artiste s’obstine à récupérer le cadeau qu’elle avait offert à son ancien amant devenu son ami, ne supportant pas sa complicité avec une autre femme...

Un art qui requiert l’optimal

Proust a écrit que si « le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses ». Lionel Shriver narre les destinées entraînées dans la spirale de l’appropriation entière et exclusive d’une chose dont elle dissèque le travail de sape, tout en creusant les solitudes qu’elle induit. Diversité des genres, des approches et des points de vue... L’auteure change de registre à l’envi, passe de l’ironie douce au cocasse, de l’anecdote incisive à l’humour décapant et regarde ce petit monde avec ses comportements routiniers, ses aberrations et ses chimères au travers d’une lentille, tantôt d’indulgence narquoise, tantôt d’une finesse corrosive.

La nouvelle exige de la densité, des mots justes, une tension qui, seuls, peuvent conférer son plein feu à la chute finale qui vient clore la subtile macération qui précède. Le secret tapi entre les phrases ne se dissout pas. Lionel Shriver confirme cette idée essentielle qu’un texte n’est jamais aussi fort qu’en retenant ses effets. Elle réussit ce que disait un maître en la matière, Jorge Luis Borges : fait naître une attente plutôt qu’un étonnement.

À lire
  • Les Mandible : Une famille, 2029-2047, éditions Belfond, 2017, 518 pages, 22,50 €.
  • Propriétés privées, Lionel Shriver, éditions Belfond, 452 pages, 21 €.