Les Oiseaux chanteurs de Christy Lefteri

État d’alerte et vertige de la sauvagerie

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 1er juillet 2022 à 16:52

Chypre 2016. Un matin, Petra constate que Nisha, la jeune Sri-Lankaise qui s’occupe de sa fille Aliki depuis sa naissance, n’est pas rentrée. Est-ce le refus de Petra de lui accorder sa soirée qui a provoqué son départ ? Est-elle partie retrouver sa fille Kumari qu’elle a laissée au Sri Lanka pour venir travailler en Europe comme tant d’autres femmes d’Afrique et d’Asie du Sud Est ? Mais Nisha, sans dire au revoir à Aliki à laquelle elle était très attachée, n’a pas emporté son passeport, ni ce bien précieux, un médaillon, photos de son mari décédé et de Kumari. La police, indifférente, méprisante même, refuse de mener une enquête, considérant que cette main-d’œuvre pense obtenir un salaire plus élevé dans la partie nord de Chypre occupée par les Turcs depuis 1974. Yannis, le locataire de Petra, est bouleversé, il pense que Nisha a pris peur quand il l’a demandée en mariage. Petra découvre cette liaison tenue secrète, Nisha craignant de perdre sa place, il était interdit aux « domestiques » d’avoir une vie intime personnelle. Petra se rend compte de son comportement égoïste à l’égard de son employée de maison, esclave à domicile, femmes interchangeables aux yeux de la bonne société des gens de biens. Pourtant elles auraient pu être proches, ayant perdu toutes deux leur époux. Ancien banquier, ruiné par la crise de 2008, Yannis vit de braconnage, piégeant avec des filets des milliers d’oiseaux migrateurs qu’il prépare pour les restaurants. Il est sous la coupe d’un réseau mafieux qui n’hésite pas à éliminer ceux qui veulent se libérer.

Des êtres dépris du rêve

Alternant les voix de Petra et de Yannis, Christy Lefteri détaille les conditions de vie et de travail au Sri Lanka (culture du riz et recherche de pierres précieuses dans les profondeurs des mines, sans réelle protection) et dans les pays occidentaux où les femmes sont engagées, véritable trafic humain, les agences de placement les tenant par la dette contractée pour venir en Europe. Les Oiseaux chanteurs est inspiré d’histoires authentiques, l’auteure remerciant à la fin du livre les personnes qui lui ont permis d’être au plus près des faits. À l’ombre vive d’une tendresse, d’une empathie envers ces populations « invisibles » et à la présence d’une Nisha lumineuse, se greffent une tension douloureuse, une violence dont on craint qu’elle n’ait éclaté. Cinq employées de maison et deux enfants ont été retrouvés morts. Les mafieux ont-ils fait disparaître la jeune femme qui leur demandait de permettre à Yannis d’arrêter le braconnage ? Le poétique le dispute au tragique, ouvrant les paupières du rêve, avec cette barque déposée dans le jardin où chacun peut se réfugier et se reposer. À l’inverse, un récit décalé et parallèle à celui de Petra et de Yannis revient entêtant, prémonitoire : décomposition du cadavre d’un lièvre et lac que des déchets toxiques ont teinté de rouge sang. Nisha nous parle à la fin dans une lettre destinée à sa fille. Le livre refermé, nous continuons d’entendre sa voix ainsi que le chant des oiseaux piégés, attirés par les appeaux.

Éditions du Seuil, 362 pages, 21 €.