Essais sur la colonisation

Histoire blanche du continent noir et du Maghreb

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 26 janvier 2021 à 17:11

Deux ouvrages revisitent la thématique de la colonisation à travers le prisme du roman francophone et du théâtre populaire.

Exotisme, attrait pour les espaces lointains, inventaire des richesses et des beautés, exaltation des vertus civilisatrices de la France… La littérature, le cinéma, le théâtre, les déclarations des hommes politiques, les articles de presse et les manuels scolaires ont véhiculé ces thèmes avec un lyrisme épique ou en toute bonne conscience paternaliste. L’occupant légitime est relégué à un rôle de figurant, élément du décor : bon nègre dévoué à un maître généreux ou noir cruel révolté.

« L’Arabe » colonisé dans le théâtre français

L’ouvrage pionnier d’Amélie Gregório opère la relecture des pièces de théâtre oubliées ou négligées en relation avec le processus colonial de la prise d’Alger en 1830 jusqu’au « grand rendez-vous impérialiste » que fut l’Exposition coloniale de 1931. Deux cents comédies, vaudevilles, opérettes, mises en scène de batailles, publiées ou non, sont jouées en France et, pour certaines, en Algérie ; pièces dans lesquelles « l’Arabe » est figuré par un comédien français blanc. Le théâtre d’ombres algérien, entré en résistance, est interdit en 1848 (il renaît moins puissant dans années 1920-1930). Ainsi, des pièces accompagnent ou soutiennent la politique de conquête et d’assujettissement, l’imaginaire colonial repose sur des clichés et des préjugés qui témoignent d’une méconnaissance des populations arabe et kabyle. Vision caricaturale renforcée parfois pour les besoins du spectacle : l’Arabe est bestial, sournois arriéré, il est aussi infantilisé et présenté comme un être inférieur, chosifié et dominé. Le spectateur y libère ses fantasmes et ses idées reçues. Un changement a lieu après la guerre 1914-1918, on reconnaît au « barbare » influencé par le « civilisé », faussement assimilé, revêtu de l’uniforme du tirailleur, d’avoir porté haut les traditions d’héroïsme et de sacrifice, mais n’en reste pas moins cantonné dans son état de subalterne « indigène » doté d’une sexualité débridée et qui arbore une simplicité d’esprit soulevant des rires lourds d’une connivence usée.

Quelques dramaturges ne participent pas à cette figuration stéréotypée de l’autre, à cette macération du pittoresque, du parler « Ti pas connu mon femme », couleur locale mâtinée à l’occasion d’érotisme (danses orientales rétrogradées en « danses du ventre ») et œuvrent « entre visions nuancées et dimensions polémiques » : Henri René Lenormand (Le Simoun, 1921), le plus en pointe dans l’anticolonialisme selon le journal l’Humanité, Pierre Frondraie (L’Insoumise, 1922), Henry Kistemaeckers (L’Esclave errante, 1923), Armand Salacrou (Atlas Hôtel, 1931). Amélie Gregório signale que Jean Jullien avait déjà pris ses distances avec les clichés exotiques en prônant un dialogue fraternel entre les peuples (L’Oasis, 1903) et que Les Hommes de proie de Charles Méré, 1907, fut âprement discutée dans la presse (« pièce antimilitariste favorable aux colonisés ? »). C’est sur les scènes d’avant-garde, hors du répertoire du boulevard, que ces auteurs affichent un autre regard. Paul Vaillant-Couturier écrit trois pièces d’agit-prop, de « combat contre la guerre impérialiste » (Le Monstre, Trois conscrits en 1926 et Asie en 1927), elles sont jouées lors des fêtes du PCF à Paris et en banlieue.

Le roman francophone et l’archive coloniale

L’ouvrage dirigé par Philippe Basabose et Josias Semujanga examine comment des histoires du temps de la colonie inscrites dans la littérature nourrissent l’imaginaire des lecteurs d’une France fortement marquée par sa fréquentation intime avec l’Afrique et s’enquiert de l’impact des souvenirs douloureux de la colonisation et des humiliations subies par les populations du Maghreb, d’Afrique noire et des Caraïbes. Tout en rappelant ce qui unit ou différencie Histoire et mémoire, des écrivains se sont inscrits en faux contre les récits magnifiant la présence française. Le guinéen Tierno Monenembo évoque les relations entre les Africains et les Français avant l’installation de la domination. Au Niger, Abdoulaye Mamani met en lumière l’action de Sarraounia, la reine des Aznas qui a organisé la résistance, roman dans lequel il dénonce la traîtrise de rois africains. En 1985, Albert Memmi brosse le portrait de l’homme colonisé, dresse un inventaire de sa condition et aborde le sort des enfants, notant que « la révolte est la seule issue à la situation coloniale qui ne soit pas un trompe-l’œil ». La seconde partie de l’ouvrage traite de la tragédie de l’esclavage amplement étudiée par les historiens qui, à l’inverse des romans, ne peuvent inclure la dimension dramatique et humaine. Les œuvres d’Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël Constant, Chantal Spitz, Maryse Condé, Le Clézio et N’Sondé possèdent une force incomparable d’interpellation. Il en est de même pour celles du Maghreb et d’Indochine : dans les romans de Yasmina Khadra, le discours historique et la fiction reposent sur la narration, quant à Assia Djebar, c’est par les voix des femmes qu’elle raconte la souffrance et les humiliations endurées par les Algériens. Ainsi, dans tous les romans analysés, se trouve posée la question du rôle de la littérature dans l’espace public. Que ce soit en littérature ou au théâtre, des écrivains ont remis en question l’idéologie de la domination et fait pièce à la haine blasée des colonisateurs. Amélie Gregório, de même que les auteurs de l’ouvrage collectif consacré aux récits littéraires, proposent une « lecture en contrepoint » : les pièces et les romans sont étudiés comme textes singuliers et comme éléments d’un ensemble, interrogés à la fois comme écho et impulsion de l’Histoire, tant au niveau du mode d’implication du réel qu’à celui de leur dimensions imaginaire, symbolique et idéologique. Amélie Gregório invite à pousser l’étude au-delà de 1931, à repérer les dramaturges continuateurs pour envisager un « théâtre du monde » et ce à un moment où l’Occident peine à maintenir ce qui lui reste d’influence.

Le roman francophone et l’archive coloniale, L’Harmattan, 262 pages, 27,50 €. « L’Arabe » colonisé dans le théâtre français, Presses Universitaires de France, 360 pages, 17 illustrations, 24 €. Les deux ouvrages comportent une bibliographie, des index des noms et des œuvres.