Abdulrazak Gurnah. Une attention toute particulière au temps qui passe prédomine dans ses romans. © Mark Pringle
Trois romans du Prix Nobel de littérature 2021

I am from Zanzibar

par Alphonse Cugier
Publié le 7 octobre 2022 à 10:30

Né en 1948 dans l’archipel tanzanien au large des côtes de l’Afrique de l’Est, territoire alors sous protectorat britannique, Abdulrazak Gurnah vient à Londres à 18 ans pour suivre ses études. Il décroche le doctorat à l’Université de Kent et y est nommé professeur, spécialiste des études postcoloniales. Il écrit une dizaine de romans dont Paradis et Près de la mer que les éditions Denoël rééditent à l’occasion de la sortie de Adieu Zanzibar. Cet écrivain renommé dans le monde anglo-saxon est resté pratiquement ignoré en France qui le découvre lorsque l’Académie suédoise évoque son « analyse empathique et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents ».

Adieu Zanzibar

Un matin de 1889, dans une bourgade d’Afrique orientale, un homme épuisé, le visage et les mains remplis de coupures et de piqûres d’insectes, s’effondre aux pieds d’Hassanali, un petit commerçant d’origine indienne qui allait ouvrir la mosquée. C’est un mzungu (un européen en swahil), Pearce, écrivain-voyageur anglais qui a été détroussé et abandonné par ses guides. Hassanali le recueille chez lui, ce qui jette l’opprobre sur sa famille car il est malséant pour une femme de se trouver sous le même toit qu’un homme qui n’est pas son époux. Pearce tombe amoureux de Rehana et de cette passion partagée qui brave les interdits naît une fille. Le récit se poursuit dans une autre famille, à Zanzibar dans les années 1950 juste avant les luttes pour l’indépendance. L’un des deux fils, Amin vit une semblable liaison avec Jamila la petite fille de Rehana et de Pearce. Dans la dernière partie qui se situe à Londres, Rashid le frère d’Amin est en quelque sorte le double d’Abdulrazak Gurnah, empruntant le même parcours, ayant laissé les siens à Zanzibar. Amours interdits, sources de flétrissure et de déshonneur infâmant, témoignage colonial, quête d’identité en terre d’exil, mémoire ajourée, souvenirs qui s’estompent mais restent un lieu de ressourcement et pratiques de l’esclavage à l’encontre des enfants comme dans Paradis. Au début du XXe siècle, Yusuf, un garçon de 12 ans est enchanté quand son père lui annonce qu’il va aller dans une grande ville, chez son oncle, riche marchand caravanier. Yusuf apprend qu’il a été vendu pour éponger une dette. Le paradis du titre est le jardin clos du marchand gorgé de couleurs et de senteurs de fleurs de fruits et de cuisine et l’objet de discussions entre musulmans et hindous. Roman d’apprentissage, découverte d’une société composée aussi d’autochtones, animistes ou islamisés et d’européens dont la politique d’oppression s’accentue.

Les voix des déplacés

Autre cas de « désertion » (titre anglais de Adieu Zanzibar) dans Près de la mer. 1994, Saleh, un boutiquier marié et père de famille, arrive à Londres muni d’un faux passeport au nom de Mahmud, espérant obtenir l’asile. Le vrai fils de Mahmud apprend la présence de Saleh, les deux hommes se rencontrent et évoquent avec distance et humour, le passé et le comportement des Anglais à leur égard. Ce qu’ils ont laissé de leur vie en Afrique et ce qui les attend ou qu’ils subissent, racisme et préjugés. Deux regards, deux manières d’être. Ce qui prédomine dans les romans de Gurnah, c’est cette attention toute particulière au temps qui passe, restituant sous l’apparent chaos de la vie et les événements politiques, l’évolution des rapports entre les personnages. L’auteur rend aux faits et gestes du quotidien, à la fois le tremblé de l’instant et leur présence palpable. Profusion de détails d’une prodigalité généreuse et d’une minutie contrôlée. Le récit se déploie sans tension montante, sans paroxysme et sans concession à un pittoresque facile, à un quelconque exotisme. Gurnah écrit en anglais mais donne aux couleurs du monde un langage imprégné de mots arabes, allemands, swahili (sa langue maternelle). Maîtrise de l’écriture et sensibilité indissolublement liées.

  • Adieu Zanzibar, 366 pages, 22 €. Près de la mer, 374 pages, 22 €, tous deux traduits par Sylvette Gleize, Paradis, traduit par Anne-Cécile Padoux, 280 pages, 20 €. Les trois romans aux éditions Denoël.