Littérature

Jean-Christophe Bailly à l’épreuve du visible

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 20 mars 2020 à 12:43

Depuis deux décennies, un discours dominant s’est installé, celui d’un déferlement d’images : télescopage généralisé et bombardement cathodique dont se nourrit le téléspectateur habitué à l’omniprésence de ce scintillement. Jean-Christophe Bailly refuse cette affirmation qui n’est animée que par une compulsion de répétition. Il part du concret, un voyage itinérant à travers la diversité des images qui sont nées depuis celles des fresques de Lascaux : photographies (Henri Cartier-Bresson, Jeff Wall, Walker Evans), tableaux (Poussin, Watteau, Goya, Géricault, Manet, Cézanne, Matisse, Giacometti, Picasso...), films, cartes postales qui sont ses ports d’attache, promenade rétrospective, suite de « recommencements », autant de « seuils » d’une « vita nova » sans fin. Les images sont un « monde en plus, un monde à part du monde ».

Points de vue et paroles de l’image

Comment se constituent les images, comment agissent-elles, quels chemins empruntent-elles pour «  instiller dans la pensée la puissance de leur silence » ? Elles précèdent celui qui les regarde, l’emmènent dans l’imaginaire mais ce dernier la crée, la charge de sens. Le terme « imagement » choisi pour titre désigne ces processus. L’ouvrage réunit des textes provenant de conférences, d’articles et de préfaces datant des années 2002 à 2018. Croisant histoire, esthétique et philosophie, l’auteur exclut tout discours rationnel et adopte une sorte de raisonnement poétique raffiné et accompli, une errance étoilée à travers toutes les époques de l’art et la diversité des modes d’être de l’image. Certaines images sont inertes, d’autres provoquent un choc : « Pour qu’une image soit une intensité, il faut au moins qu’elle produise un écart, il faut qu’à la vue et à la pensée elle propose un saut.  » Jean-Christophe Bailly rejoint en ce sens Nicolas de Staël qui disait : « On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir. On peint à mille vibrations le coup reçu. » Il offre au lecteur la possibilité de franchir les frontières établies entre les arts, de favoriser une « éclosion » dans le silence de l’image (le regard ne se contentant pas de glisser à la surface), permettant ainsi de pointer les modes d’affleurement d’une pensée. Qu’en est-il de l’authenticité au cinéma, du filmer vrai (de même pour tous les arts) ? Le film de Sylvie Blocher, Nuremberg 87, sur la politique d’extermination menée par les nazis et la visite de la Maison d’Izieu, le conduisent à approfondir ce que Walter Benjamin appelle « teneur de vérité  », Jean- Christophe Bailly suggère « approche, effleurement ».

L’image, preuve ou énigme ?

Deux des treize textes concernent des expositions présentées de 2010 à 2012 dans des musées du Nord-Pas-de-Calais. À Valenciennes, « Tenir debout » déployait un art d’obédience humaine dont la figure de la verticalité prédispose à la résistance : l’auteur évoque la « force d’élancement de la vie », le « regard qui fait face » et commente l’expression « à hauteur d’homme ». Le texte « Sur le fil infini du dessin » est consacré aux expositions « Dessiner-Tracer » (de la dimension patrimoniale à la création la plus contemporaine) organisées dans une vingtaine de musées et qui permettaient d’interroger les notions d’opacité et de transparence, les visions fugitives, l’émergence de corps et de visages des profondeurs de la pâte... Au total, cette synthèse des recherches récentes et l’ouverture de pistes nouvelles contribuent à briser les rigidités de notre regard et permettre de discerner ce que les images reflètent, recouvrent, promettent, effacent... ce qu’elles contiennent à l’état latent.

L’imagement, Jean-Christophe Bailly, éditions du Seuil, collection Fiction & Cie, 256 pages, 34 illustrations, 20 €.