L’Allemagne nazie au miroir de la littérature et du cinéma

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 22 octobre 2021 à 13:47

Trois romans écrits par des Allemands et publiés entre 1942 et 1947 sont devenus des témoignages capitaux sur le régime hitlérien et la chute du Reich vue de Berlin.

> La Septième Croix Ce livre, Anna Seghers l’a écrit en France, ayant quitté l’Allemagne en 1931. Publié aux États-Unis en 1942, en France en 1947, le roman a connu un succès international, imprimé à 600 000 exemplaires et envoyé aux soldats américains qui ont débarqué en France. Un film a même été réalisé en 1944 par Fred Zinnemann avec Spencer Tracy. Anna Seghers met en garde les démocraties occidentales sur la terreur légalisée et la répression menée à l’encontre des opposants politiques qui sont enfermés dans les premiers camps de concentration. Elle a à la fois inscrit ce roman dans le passé de l’Allemagne, les événements de la fin des années 1930 et dans le social contemporain. Pour évoquer le vécu quotidien des Allemands, elle a recueilli les témoignages d’exilés arrivés après elle. Sept détenus s’évadent du camp de concentration de Westhoffen (fictif) situé près de Mayence. Une chasse à l’homme est organisée, le régime ne peut souffrir le moindre échec. Le commandant, certain de rattraper les fuyards, a fait transformer sept arbres en croix destinées aux fugitifs, préfigurant le sort qui leur est dévolu. Six sont repris, la septième croix reste vide, le régime est faillible. Ce doute jeté sur le pouvoir est une victoire pour les détenus. Seul Georg Heisler, un militant communiste aguerri à la clandestinité, est parvenu à échapper à l’étau : toujours en mouvement, toujours aux aguets, c’est avec calme et assurance qu’il croise les gens. Son attitude explique que le roman est construit sur les regards, sur ce qui est vu et interrogé. Face à la machine totalitaire, Anna Seghers ranime une espérance qui revient de loin et ce, sans plomber son roman d’un parti pris idéologique (le KPD, parti communiste allemand, n’est jamais nommé mais il est constamment présent). De plus, l’écriture alterne les points de vue : évadés, détenus, autorités du camp, SS, SA, Gestapo et leurs rivalités, population des environs, militants syndicaux et politiques, amis de jeunesse et inconnus qui lui viennent en aide. Une première œuvre de la littérature antifasciste qui n’oublie pas les replis sur soi, les prises de risques, les hésitations : peut-on être sûr des personnes contactées dans un pays gangrené, soumis au régime ou qui le soutient avec force et où la haine des mouchards se donne libre cours.

Éditions Métailié, 444 pages, 12,80 €.

> Hôtel Berlin 43 Vicki Baum s’est exilée aux États-Unis où le roman est publié en 1943, en Allemagne en 1947 et en France en 1950. Un film a été tourné en 1945 par le cinéaste britannique Peter Godfrey. C’est le portrait de Greta Garbo qui se trouve sur la couverture. L’actrice interprétait en 1932 une ballerine dans le film de Edmund Goulding Grand Hôtel adapté d’un autre roman de l’écrivaine : des destins se croisent dans un palace berlinois. Vicki Baum a repris la même structure mais aux personnages de danseuse, financier, secrétaire, baron et employé, succèdent dignitaires nazis, généraux, diplomates, hommes d’affaires en relation avec des Turcs et des Roumains… Dans le grouillement de cet hôtel au faste désuet, « microcosme d’un monde en décomposition », lieu symbolique d’une Allemagne soumise au rationnement et aux raids aériens, agité par les règlements de comptes entre SS et SA, rayonne une comédienne de théâtre, Lisa Dorn, adulée par Hitler et la foule. Elle rencontre un étudiant traqué par la Gestapo qui lui ouvre les yeux sur les exactions et les violences perpétrées par les nazis. S’appuyant sur cette liaison amoureuse, Vicki Baum a écrit un véritable roman d’anticipation : alors que peu d’Allemands ont entrevu les signes annonciateurs de l’effondrement du Troisième Reich, ce qui était pressentiment dans le roman s’est accompli.

Éditions Métailié, 310 pages, 22 €. Préface de Vicki Baum de l’édition de 1947, postface de Cécile Wajsbrot (nouvelle traduction).

> Berlin finale Cet ouvrage de Heinz Rein, publié en 1947, est d’abord paru en feuilleton dans le Berliner Zeitung, témoignage d’un Berlin à l’agonie, à hauteur du vécu quotidien de la population qui survit dans les abris, les caves au milieu des maisons effondrées, des rues défoncées. L’étau se resserre avec l’avancée de l’Armée Rouge et des troupes alliées à l’Ouest. Ce roman reportage, écrit dans l’urgence, témoignage historique notoire, a été vendu à plus de 100 000 exemplaires et fait partie de ce qui est appelé la « littérature des ruines ». Fritz J. Raddatz, ancien directeur de la rubrique littéraire de l’hebdomadaire Die Zeit, le compare dans la postface à « un film tourné sur papier ». Le docteur Böttcher, ancien membre du parti social-démocrate, est à la tête d’une poignée de résistants : Wiegand, imprimeur typographe et syndicaliste, Schrötter mécanicien communiste, Klose propriétaire d’un café-restaurant qui héberge les clandestins, fournit des faux papiers à Lasshen, déserteur de la Wehrmacht, ancien étudiant en musique. Ils se réunissent dans l’arrière-salle du café, impriment des tracts et les distribuent, toujours sur le qui-vive pour ne pas être arrêtés par la Gestapo, les SS ou être repérés et dénoncés par des surveillants d’immeubles et de quartiers. Heinz Rein a parcouru le Berlin de 1945, a glané les conversations dans les abris, noté les proclamations officielles, messages militaires, extraits de journaux et discours de Goebbels. Tout ce matériau, il l’a inséré dans le récit sans qu’il soit plaqué, permettant au lecteur de comparer la réalité à la propagande hitlérienne. Décervelage, formatage et aveuglement, les nazis ont réussi à intoxiquer et embrigader les Allemands avec le mythe d’un Reich de mille ans. L’auteur donne à voir leurs réactions, ceux qui restent convaincus de la victoire, accordant leur confiance aux annonces de succès militaires et d’emploi imminent d’armes secrètes et ceux qui découvrent le délire hitlérien, jusqu’au-boutisme suicidaire d’un Führer prêt à sacrifier la ville. Le récit d’une précision documentaire remarquable, découpé en une quarantaine de chapitres (les tranches du feuilleton initial), constituant chacun une séquence narrative, assure la multiplicité des points de vue. Des pages oppressantes, d’un côté l’engrenage fanatique et fatidique, de l’autre le combat antifasciste, des valeurs humaines pour une Allemagne dénazifiée.

Éditions Belfond, 870 pages, 23 €.