Don DeLillo, une écriture paranoïaque de l’Amérique

L’Amérique-roman vue par Florian Tréguer

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 30 avril 2021 à 16:21

« Romans de notre temps », avec Philip Roth, Thomas Pynchon et plus particulièrement Don DeLillo, la formule n’est pas vaine. Ceux de Don DeLillo remontent aux sources de l’histoire des États-Unis, pays obsédé par le complot et en décryptent les événements traumatisants. « Il y a un monde dans le monde », le pouvoir n’agit pas au grand jour mais « loin en dessous du niveau où nous (les Américains) vivons ». À la recherche des « logiques » du pouvoir et de ses discours ainsi que de la complexité du système, Florian Tréguer, maître de conférences à l’Université de Rennes, spécialiste de la littérature et du cinéma américains, étudie les répercussions sur l’imaginaire de la dissolution des mythes fondateurs de l’Amérique des pionniers. D’un côté, les valeurs qui ont constitué les certitudes du rêve américain dont la cohérence s’est perdue et de l’autre, les cauchemars, la paranoïa idéologique. Face à ses contradictions, l’Amérique perd pied.

Un guetteur en temps de peur et de crise

Avec l’attentat contre Kennedy (Libra, 1988), les États-Unis basculent dans l’incertitude. L’assassinat de Lee Oswald empêche d’accéder à une éventuelle vérité, place béante pour l’histoire officielle, amorce d’un état de chaos. Bruit de fond, 1985, relate la vie d’une famille du Middle West et décrit une peur déjà installée. C’est dans Outremonde, 1997, et son foisonnement d’intrigues que la paranoïa s’incruste et s’ancre : guerre froide, nucléaire militaire, déchets atomiques, crise des missiles de Cuba, baie des Cochons, Vietnam sous le napalm... à l’instar du Triomphe de la Mort de Brueghel. L’imminence de la catastrophe, le silence de l’apocalypse travaillent Cosmopolis, 2003, le premier grand roman post-11 septembre 2001, journée d’un golden boy crispé sur le Dow Jones, thriller politique, parabole sur le profit, la rentabilité et la menace terroriste. L’Homme qui tombe, 2007, narre cette journée qui a changé la face du monde, dans l’enfer des tours, un homme serre une mallette qui n’est pas la sienne et qui est passée de main en main. Le temps des certitudes est définitivement clos, la dernière image est celle d’une chemise qui tombe d’une tour, les manches s’agitant dans le vide comme «  rien en ce monde ». D’autres menaces surgissent : Le Silence, 2020, évoque les cyberattaques, les intrusions numériques. 2022, la retransmission du Super Bowl est coupée, écran noir, toutes connexions bloquées. Huis clos, le vide indéfiniment prolongé. En raison de l’expansion vertigineuse du virtuel, à quelle calamité allons-nous être confrontés ? Florian Tréguer précise que « c’est d’abord à partir de son personnage que le roman écrit le système  ». De l’individu au collectif, l’un et l’autre pris dans un faisceau d’interrogations contradictoires. Don DeLillo interroge, affouille sans chercher à imposer son point de vue, il reste au niveau de l’incertain, connectant manipulations et hasards, préméditations et imprévus, ordre et chaos, « élevant le lecteur au niveau de l’initié ». Cet essai passionnant et stimulant prend la paranoïa à la fois à l’état naissant et dans son déploiement. Il met aussi en lumière la manière dont se nouent les événements évoqués et la narration, rendant intelligible la hantise de la conspiration dans ce monde disloqué à l’heure du capitalisme financiarisé et globalisé.

Dans l’intimité de l’Histoire

L’Amérique-roman... Miroir ? Glace sans tain ? C’est au lecteur, complice impliqué au même titre que les personnages, qu’incombe d’appréhender la manière dont les faits devenus Histoire avant d’être sujet de fiction, s’offrent à lui. Minutie et précision, on ne peut qu’apprécier les analyses des romans de Don DeLillo qui nous incitent à s’y (re)plonger. L’écriture de l’événement dans la fiction telle que la pratique l’écrivain nous concerne au plus haut point : les pathologies de l’Amérique sont un péril pour les démocraties européennes, la montée d’une droite extrême nourrissant cette dimension paranoïaque. L’œuvre de Don DeLillo, véritable « Contre-Histoire » et la synthèse qu’en réalise Florian Tréguer sont à même de dessiller les yeux de nos contemporains. Cette lecture alternative qui oppose deux assertions de faits marquants se révèle une contrepartie salutaire face à la parole des gouvernements et de leurs affidés médiatiques.