« Le Chant des revenants », de Jesmyn Ward

L’Amérique profonde, terre de malheurs

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 19 avril 2019 à 13:05

Une ferme du Mississippi, un Sud meurtri par le racisme où les enfants doivent grandir très vite. Jojo, un jeune métis de treize ans qui veille sur sa petite sœur Kayla, vit avec ses grands-parents, une Mamie, douce sorcière, qui se meurt d’un cancer et un Papy qui, sans leçons de morale, lui apprend les choses de la vie.

Jojo l’adore et en fait son modèle. Les parents sont « ailleurs » : Michael, le père, un Blanc, ouvrier soudeur sans emploi, purge une peine de trois ans au pénitencier de Parchman, pour trafic de drogue. Jojo ne connaît pas sa famille qui n’a jamais accepté que leur fils fasse un enfant à une pute nègre.
Depuis l’emprisonnement de son mari et pour évacuer le souvenir de son jeune frère assassiné, Léonie se drogue. Lorsqu’elle apprend la libération de son mari, elle part l’attendre, embarquant dans sa voiture ses deux enfants et sa copine de défonce. Commence dès lors un voyage plein de dangers.

Un road movie du désastre ?

Les personnages de ce Mississippi rural, en proie à la misère matérielle et affective, reclus dans leur huis clos, ne peuvent-ils que se débattre dans un univers trop grand pour eux, ressasser leur implacable usure et s’enfoncer dans un chemin sans issue ? Jojo reste droit, il s’est donné un point de repère. Ce grand-père lui raconte ce Sud où l’abolition de l’esclavage, un siècle auparavant, n’a rien changé. Il l’éloigne du désastre pour que son enfance ne le blesse pas le restant de ses jours et laisse entrevoir, derrière l’apparente fatalité et les rêves, un réel toujours accessible. Un brin d’espérance dans la déglingue. Une promesse entretenue dans une région où s’invitent des revenants.
Jojo voit et entend ce que lui confie Richie, décédé avant sa naissance et invisible aux autres. Papy lui a parlé de ce compagnon de jeunesse qui « a été un hors-la-loi dans un Sud hors-la-loi » et qui n’a rien perdu de sa colère et de sa révolte. D’autres fantômes rendent visite aux vivants : Kayla, la petite sœur en voit, pendus dans les arbres, lieux de gibets, souvenir de « chasses aux nègres » et de peurs changeant « la nourriture en sable dans la bouche ». Cette dimension spectrale associée au vécu quotidien participe à la beauté étrange et dérangeante de ce roman.
Trois voix se succèdent, celle de Jojo, franche et directe, de Léonie tenaillée par l’angoisse et celle d’outre-tombe et légendaire de Richie. Le chagrin se mêle à la grâce, la violence à la tendresse. Passé et présent, réalisme cru ou hallucinatoire, trivialité et poésie interfèrent.
Jesmyn Ward fond ensemble avec une respiration et une liberté d’une indéniable maîtrise, les couches de ce récit polyphonique, entraînant le lecteur à la rencontre d’êtres qui survivent et dont certains s’avèrent encore capables d’oser espérer dans un monde où plus rien ne semble devoir advenir.

Le Chant des revenants, de Jesmyn Ward. Éditions Belfond, 272 pages, 21 €.