Ils voyagèrent vers des pays perdus de Jean-Marie Rouart

L’Histoire en ludique méli-mélo majeur

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 22 mars 2021 à 15:50

11 novembre 1942, les Allemands envahissent la zone dite libre ; les Américains ont débarqué en Afrique du Nord. Et, stupéfaction, le maréchal Pétain s’est envolé pour Alger à la « barbe des Boches » et demande à tous les hommes valides de le rejoindre et de continuer le combat. À Londres, c’est la consternation : que reste-t-il à de Gaulle pour entrer dans l’Histoire ? Les Américains tout contents de l’écarter vont négocier avec Pétain qui s’offrira ainsi les honneurs dévolus à un grand patriote.

Sens dessus dessous

Réécrire l’Histoire à partir d’une modification du passé… L’historien latin Tite-Live avait pratiqué ce genre d’uchronie en imaginant Alexandre le Grand partir à la conquête de l’Italie. Proche de nous, l’écrivain Philip Roth dans Le Complot contre l’Amérique remplaçait à la Présidence des États-Unis Roosevelt par l’aviateur Charles Lindbergh qui a traversé l’Atlantique sans escale, un héros bienveillant à l’égard de l’Allemagne nazie. Quant à de Gaulle et à sa « garde rapprochée » (Raymond Aron, Jef Kessel, Maurice Druon, Gaston Palewski...), il obtient de Churchill un navire, un aviso quelque peu pourri nommé Destiny. Muré dans sa superbe entachée d’un ressentiment ombrageux, il quitte l’Angleterre et se lance dans une folle équipée à travers l’Arctique hérissée d’icebergs et d’U-Boots patrouillant. Accostant en URSS, Staline lui prête fastueusement une dizaine de troïkas pour venir le rencontrer, mais le maître du Kremlin le fait attendre, il n’aime pas être dérangé car il regarde La Poursuite infernale de John Ford. Il finit par le recevoir et l’invite à découvrir la Jeanne d’Arc de Dreyer. La Falconetti de 1927 et le Henry Fonda de 1946 ne font pas le poids face à une profusion de jolies femmes, princesses, cartomanciennes, espionnes, amoureuses, intrigantes et face aux dissensions au sein du groupe de compagnons, querelles dont le sérieux longe vertigineusement le burlesque.

En verve : une gravité enjouée

Jean-Marie Rouart donne libre cours à la fantaisie, à l’ironie et jongle en virtuose avec les têtes d’affiches politiques et littéraires, troussant une comédie à l’échelle internationale. Le lecteur est happé dans le sillage d’un périple aux registres variés, dédale d’intrigues échevelées soutenues par un sens du détail assassin véridique, l’imagination débridée de l’auteur s’appuyant sur des vérités historiques indéniables. Preuves d’un talent épicé corrosif de bon aloi, d’un art funambulesque qui tire du rocambolesque et de l’improbable des effets déconcertants mais bougrement attrayants. Au total, dans cette « épopée », ce qui importe, ce n’est pas tant le dénouement, la pirouette finale, mais les aventures et mésaventures qui y mènent, et elles sont légion, nuits câlines ou voluptueuses, tempête de neige et attaque de loups...

Ils voyagèrent vers des pays perdus, Jean-Marie Rouart, éditions Albin Michel, 228 pages, 21,90 €.