Profession du père : fusillé, de Georges Waysand

La présence d’une trop longue absence

par JEAN-LOUIS BOUZIN
Publié le 17 juillet 2020 à 17:11

C’est dans l’intimité d’une quête personnelle s’étalant manifestement sur de nombreuses années pour ne pas dire toute une vie, que Georges Waysand nous emmène avec ce livre dont le titre déjà interpelle : Profession du père : fusillé ! L’auteur a repris, en fait, la formule qu’il utilisait, élève, le jour de la rentrée, pour remplir l’habituel formulaire visant à renseigner les professeurs sur la situation des parents. Georges Waysand avait livré, en 1997, un ouvrage [1] d’une grande sensibilité consacré à sa mère : Esther Zilberberg, Juive polonaise, résistante, déportée, communiste, médecin, que les anciens d’Espagne, avec qui elle avait combattu, appelaient « Estoucha ». Elle était la compagne de Mojsze Chaïm Waysand dit « Jean », dit « Maurice », dit « Mouni », comme elle Juif polonais, communiste, réfugié en Belgique puis dans le Nord de la France, résistant FTP, exécuté au fort du Vert Galant à Wambrechies un après-midi de décembre 1942.

Mojsze Chaïm Waysand dit « Jean », dit « Maurice », dit « Mouni »...

Mis à l’abri chez un couple de « camarades » de La Bassée, Jeanne et Fernand Deroubaix dont la fille Renée jouera le rôle de grande sœur, l’enfant avait un an et demi à la mort de son père dont il n’aura, par la force des choses, qu’un souvenir abstrait. Loin d’effacer le vide ainsi créé, le temps l’amplifiera. « Ce qui ne s’oublie pas, c’est la présence d’une absence » écrit l’auteur. La question pour Georges Waysand ne fut jamais de savoir de qui il était le fils, mais de quel homme exactement. Pour répondre à ce mystère obsédant, il disposait au départ de presque rien : un vieil album photos incomplet qu’il crut même, un temps, avoir perdu, et quelques bribes de souvenirs enfouis au fond de sa mémoire. Pour retrouver les traces de celui qui, justement, n’avait de cesse de les effacer, clandestinité oblige, il aura fallu au fils une belle dose de ténacité.

Reconstituer le plus exactement possible, et comprendre surtout, le parcours de Jean Waysand et de ses camarades, impliquait de plonger dans des archives pas toujours aisément accessibles, de retrouver d’hypothétiques témoins, de creuser la moindre piste qui s’offrait quitte à devoir rebrousser chemin, de rassembler au fur et à mesure les données recueillies pour les vérifier, démêler le vrai du faux, remettre le tout en cohérence. Cela impliquait aussi d’arpenter les lieux où le jeune homme était passé, aussi divers que Bruxelles, Montoulieu- Saint-Bernard, petit village de Haute- Garonne, Paris, le Valenciennois, le Douaisis, Cambrai, Thun-L’Évêque, Wambrechies bien sûr.

Un livre qui nous parle d’aujourd’hui

Ce sont les innombrables tours et détours de ce travail de très longue haleine effectué avec minutie et précision que Georges Waysand restitue par l’écrit, y mêlant ses souvenirs, partageant avec le lecteur ses recherches, ses rencontres, ses découvertes, ses émotions, ses questionnements, ses déceptions ou ses heureuses surprises. En redonnant en quelque sorte vie à son père, il redonne vie à tout un monde, celui des corons ouvriers avec ses résistants de la première heure que les autorités d’après guerre rechignèrent parfois à reconnaître, celui des réfugiés juifs, véritables parias. « Étrangers indésirables » disait une loi française scélérate, « et nos frères pourtant » répondra Aragon [2]

L’auteur, en scientifique qu’il est [3], n’enjolive pas l’histoire. Il ne juge pas. Il relate les faits en les resituant dans leur contexte. Il remet à jour des réalités crues, comme le zèle mis par le préfet Carles, la police et la gendarmerie françaises à traquer les résistants communistes qualifiés de « bandits » et à les envoyer souvent à la mort en pleine connaissance de cause. C’était il y a 80 ans et plus. Et pourtant, le livre de Georges Waysand nous parle d’aujourd’hui. Parce que certaines situations décrites nous renvoient à des situations vécues de nos jours. Parce que « la bête immonde » comme l’on disait naguère du fascisme et de la haine raciale, sévit encore. Parce que, tout simplement, le passé imprègne toujours le présent.

Notes :

[1Estoucha, Georges Waysand, août 1997, éditions Denoël, 448 pages.

[2Dans « L’affiche rouge », poème paru en 1955.

[3Ancien directeur de recherches au CNRS, Georges Waysand est physicien et historien de la supraconductivité.