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André Stil aurait cent ans

La question du bonheur demeure posée

par JEAN-JACQUES POTAUX
Publié le 29 mars 2021 à 12:00

Journaliste et écrivain très prolifique, l’auteur de La question du bonheur est posée a notamment été rédacteur en chef de Notre Nord, le supplément dominical de Liberté, puis de l’Humanité. À travers cette évocation, Jean-Jacques Potaux rend un vibrant hommage à ce résistant et homme de lettres.

Né à Hergnies, le premier avril 1921, André Stil a connu un pays vert dans son enfance. Le charbon n’était plus exploité dans son village. Il connut néanmoins des mineurs comme un de ses voisins qui l’a beaucoup marqué. Ils étaient nombreux à Vieux-Condé, Fresnes, Condé. Un de ses oncles était mort dans un accident de la mine. Il arrive au lycée Wallon de Valenciennes en sixième, puis devient surveillant et professeur de philosophie au Quesnoy, de 1942 à fin 1944, participant à la Résistance. Il part ensuite travailler à Lille au journal Liberté, et, venant souvent dans le Valenciennois, découvrit le milieu des sidérurgistes. Il rencontra aussi les dockers de Dunkerque dont il s’inspira pour son roman Au Château d’eau (prix Staline en 1952). À vingt-trois ans, il n’avait jamais vu de port, étant allé à la mer une seule fois pour le voyage du certificat d’études à Ostende. À Liberté, il reçut Aragon, qui l’encouragea à écrire son premier recueil de nouvelles Le Mot mineur, camarades. Parti à Paris, à Ce soir auprès d’Aragon, puis à l’Humanité dont il fut rédacteur en chef, il devint rapidement dirigeant national du Parti communiste et le resta pendant vingt ans. Il revint très souvent dans le Nord, notamment lors des fêtes de Liberté, ou pour des signatures de livres et des rencontres familiales. En 1952, pendant la guerre de Corée, il fut arrêté pour son appel à la manifestation contre la venue à Paris du général Ridgway et emprisonné. Il fut bientôt rejoint en prison par Jacques Duclos dans la voiture duquel des pigeons avaient été trouvés. Une très grande mobilisation à laquelle participèrent Aragon, Éluard, Picasso et d’autres le fit sortir de prison après plusieurs mois. Il y retourna six mois l’année suivante, condamné pour complot à cause de ses écrits contre la guerre d’Indochine. André Stil fut marié avec Simone Lapeyre (Moun), originaire de Vieux-Condé, qui décéda en 1980 d’un cancer du sein mal diagnostiqué. Le roman Le Médecin de charme raconte ce drame. Le couple eut cinq enfants. Après le Nord, la famille vécut dans la région parisienne puis près de Reims. Enfin, Stil et Moun s’installèrent à Thuir (Pyrénées-Orientales) en 1971. C’est là que l’écrivain mourut en 2004. Entre temps, il s’était remarié avec Odette.

La question du bonheur

En 1955, André Stil décida de faire de son œuvre à venir un ensemble intitulé La Question du bonheur est posée. Il s’agissait d’écrire des nouvelles dans lesquelles on rencontrerait les personnages et pourrait les suivre d’une histoire à l’autre. Le cadre de vie imaginaire, recréé, serait le Valenciennois du monde du travail. Les personnages seraient les ouvriers et leurs familles, ces grands absents de l’univers romanesque.

André Stil (à droite) accompagné de Gustave Ansart (à gauche).
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L’écriture est question de morale. À douze ans, André Stil a découvert le lycée Wallon. Il ressent une grande joie en découvrant la proximité du latin et du patois : le mot arnitoile et son origine latine lui semblent bien plus beaux que l’expression toile d’araignée. Il écrit des poèmes. À dix-huit ans, il lit des poèmes de Paul Éluard dans Les Nouvelles littéraires et devient poète surréaliste. Il édite les textes du groupe La Main à plume au Quesnoy risquant sa vie pour la poésie et la liberté. Dans les combats de la Libération, devenu journaliste, il écrit des nouvelles réalistes qu’il considère comme un dépassement et non comme un rejet du surréalisme. Plus que ce qui se passe, ce sont les mots qui importent. « C’est le propre de l’écriture des nouvelles, plus encore que celle du roman, que d’être aux aguets de traits singuliers de la société et des individus pour les transcrire sur le vif. Je dis bien transcrire et non décrire, ce qui implique souvent bien plus que cela, dans une création véritable. Le langage, et chez moi, c’est avant tout un langage populaire, langage d’ouvriers souvent, le langage donc, commande non moins que les faits quand même il a l’air d’être seulement à leur service. » (Interview à France-Nouvelle 1967). L’auteur a toujours voulu transcender par le langage, et un langage de poète, le monde sur lequel il porte témoignage. Le langage est le personnage principal du livre. André Stil a le plus grand respect pour la langue parlée qu’il entendit dans son enfance, le patois. Mais il estime avoir plus de devoirs envers le français qu’envers le patois, et plus de devoirs envers le roman qu’envers le français. Il fait encore appel au latin : « On ne peut pas plus séparer le fond de la forme que le fromage de la fondue. Vous savez que le fromage, ça veut dire fourmache. Dans le Nord, on dit encore le fourmache. Et il y a un fromage qui s’appelle fourme. Forma en latin, c’est concrètement le moule, notamment le moule à fromage. Le fromage, c’est la forme, et la fondue, c’est la même forme libérée du fond, contenu, matière. » (L’Optimisme librement consenti, p. 260) « Un peu de culture éloigne du langage parlé, beaucoup en rapproche. Tout langage particulier, d’ailleurs vient bousculer les manières particulières de faire de la littérature. Tout le langage technique, par exemple des travailleurs. Les termes de métier ont souvent beaucoup de force poétique. Pourquoi est-ce qu’on appelle un renard une fuite d’eau et de glaise humide dans le fond d’un puits qu’on est en train de creuser ? Parce que le sable, c’est roux et malin comme un renard. De telles images, on en croise des milliers dès qu’on prend les sentiers de part et d’autre de la nationale, le français déjà imprimé. » Il vaut la peine de tenir compte de ces remarques pour aborder la lecture qui devient alors plus facile et tout à fait plaisante. On aborde le drame de l’écriture, et la question du malheur n’est jamais bien loin, que le roman ou la nouvelle aborde la question du couple, celle du travail (ou de l’absence de travail), la guerre d’Algérie, la vieillesse ou d’autres questions.

L’imaginaire ouvrier et ses contradictions

Dans la nouvelle Si le Cœur t’en dit Agnès, la femme de Léonce reste à la maison. Il est hors de question pour Léonce que sa femme travaille en usine. Il est fier de redoubler à Usinor, de faire double journée, ce que lui reproche Abel, le jeune délégué syndical. Quant à Charlemagne (personnage construit à partir d’un ouvrier d’Usinor) militant expérimenté, ancien déporté, il comprend la situation et ne perd pas son calme. La crise du couple de Léonce et Agnès est sous-jacente et Agnès a été abordée à la sortie du cinéma par un étudiant en médecine qui lui rend visite la nuit. Elle résiste difficilement à ses avances. André Stil a très bien pressenti comment le capitalisme par l’utilisation de la publicité cherchait à s’emparer de l’imaginaire ouvrier à partir de la mise en concurrence des femmes qui restent à la maison : « Il travaillait pour deux et on allait compter le succès. Le premier fut une machine à laver. Américaine. À crédit, naturellement (…). » On retrouve Agnès plus tard dans la nouvelle L’Écorchée vive que l’on peut lire dans Une Histoire pour chaque matin. Elle considère que sa vie est enviable. Elle a souhaité déménager pour reprendre la maison de ses parents plus confortable que la sienne. Mais la véritable raison en est cet étudiant en médecine qui la courtisait et qui un jour avait osé s’introduire chez elle quand Léonce travaillait. Léonce semble avoir abandonné les doubles journées. Le personnage principal de la nouvelle est un marginal qui vole du bois, le Co, qu’Agnès aperçoit par la fenêtre et qui semble en difficulté devant l’étang. Il a mené une vie instable, une vie de débauché, tout en restant sobre, alors que sa mère chez qui il est resté buvait. Il a recueilli un orphelin. Agnès, fille unique choyée par ses parents, apprécie son Léonce et la stabilité qu’il lui offre : « Elle a trouvé un bon homme, un ouvrier mais qui travaille. » Elle attend le retour de Léonce et aperçoit le Co. Elle mesure ce qui aurait pu lui arriver avec un homme comme le Co qu’elle méprise, ce qui n’est pas le cas du narrateur. Quelques jours plus tard, le Co meurt : « Elle ne s’est naturellement pas posé la question d’aller à son enterrement. Ceux qui l’ont suivi ont été étonnés du monde qu’il y avait, pour un malheureux comme ça. »

Le patois, poésie de ceux qui en sont privés

Un autre exemple de femme considérée dans les contradictions de la vie est Violine. André Stil entreprit l’écriture du roman Viens danser Violine à la suite de son reportage sur les femmes du Nord. Quittant chaque matin le Valenciennois pour aller travailler dans le textile, Violine, dont le père a abandonné la maison, connaît le monde de l’entreprise avec l’exploitation, mais aussi les valeurs ouvrières, la solidarité, la lutte, l’activité politique qui la mène au Parti communiste. Ce roman porte aussi un regard sur l’école avec cette jeune fille qui n’a pas pu poursuivre d’études et qui garde beaucoup d’admiration pour la culture de l’institutrice. Celle-ci déclare que le français, c’est du patois dégénéré, annonçant Dieu est un enfant, où Stil définit le patois comme la poésie de ceux qui sont privés de poésie. Beau comme un homme pose également la question du bonheur de manière contradictoire. Ce roman est écrit en 1966, alors qu’on parle déjà de chômage et de crise, même si la situation est très différente de celle d’aujourd’hui, et qu’un ouvrier perdant son emploi a de fortes chances d’en retrouver un. C’est moins le chômage qui est le thème du livre que les pensées et impressions, la vie intérieure d’un personnage, Robert Degraeve. André Stil se projette dans ce personnage qu’un autre roman présente comme son cousin. Descendu à la cave, ce qu’il faisait rarement quand il travaillait, Robert Degraeve a trouvé un pot de saindoux. C’est l’occasion d’un monologue intérieur : « Le saindoux, Robert, c’est son régal, depuis que le beurre est devenu l’ordinaire de tous les jours. Une tartine de saindoux sec, sans café, là, avec deux ou trois pincées de sel dessus, le pain coupé soigneusement en bouchées, avec un bon couteau qui coupe, et un petit coup d’eau pour le faire passer, c’est tout, et il est comme un dieu. Le saindoux, pour lui, c’est la fête du pain. Rien ne lui fera chanter le bon pain comme le saindoux (…). »

Incursion de la modernité dans le quotidien

Sa femme, Solange, dont il est très amoureux, est sensible aux nouveautés de l’électroménager. À travers le regard de Robert, sur une voisine, c’est le romancier sociologue qui s’exprime : « La femme à Jean-Pierre Tirlemont, elle jette son dévolu sur une machine à hacher les crudités. Une voisine en avait une. Alors, il lui fallait, en un petit peu plus grand, forcément… Le progrès. Bon, elle la rapporte, c’est vrai qu’elle marche bien. Tout le coron vient la voir marcher. Carottes râpées, céleri. Il n’y en a pas dans le jardin. Mais il t’en plantera, ton Jean-Pierre… (…). » Il s’avère vite que la machine est très rapide, mais qu’elle est surdimensionnée, même pour la famille de six. Il faut d’autre part du temps pour la monter, la démonter, la nettoyer. Elle est mise dans l’armoire d’où on ne la sortira que pour les grandes occasions. Jean-Pierre songe à toutes les heures supplémentaires qu’il a dû faire pour de tels achats. Retraité d’Usinor-Trith dans les années 1980, Julot est davantage intéressé par le bricolage que par le jardin ou les lapins. Il regrette son épouse décédée depuis trois ans qu’il n’a pas oubliée : « Elle n’avait pas toutes les qualités, mais elle revivrait avec seulement ses défauts, il lui crierait victoire comme à vingt ans. » C’est précisément grâce à elle qu’il a toujours donné le meilleur de lui-même et n’a jamais renoncé à utiliser les pièces des appareils inutilisés à des fins autres que celles qui étaient prévues. Un matin, en préparant son café, Julot a remarqué que si on arrêtait le courant après les premières bulles, l’eau continuait de bouillir. Cela le mène à des installations, des recherches et des expériences surprenantes qui retiennent l’attention des journalistes lorsqu’elles sont découvertes à sa mort. Le narrateur nous rassure : « La suite est plus difficile à expliquer, et même à imaginer et même à prendre au sérieux. Ce qu’il faut dire tout de suite, c’est que non, il n’est pas devenu fou. Il a entretenu jusqu’au bout des rapports tout à fait normaux, aimables avec tous ses voisins, sa famille, les administrations. Il est mort six ans après. »

La part d’étrangeté de chaque être humain

André Stil écrit quelque part : « L’ornithorynque sera toujours étrange pour l’holothurie. » Julot est étrange pour les autres, mais chaque être humain n’a-t-il pas sa part d’étrangeté ? Il y a du Cafougnette dans le personnage, et le texte fait référence à Mousseron : « S’il tenait là une solution miracle, el solution miraque qu’il aurait été le seul à voir, et s’il la gardait pour lui, est-ce qu’il ne devrait pas se sentir coupable ? » Mais il y a aussi l’inspiration surréaliste, avec l’amour des mots et des détournements. « Il veut bien qu’il y ait plus compétent que lui pour parler de phlogistique ou de physiognomonie. » Julot et le romancier ont d’ailleurs des points communs, au-delà des apparences. La chute est sans ambiguïté. Le narrateur André Stil s’adresse au lecteur : « Moi qui n’en sais pas plus que lui - peut-être moins question bobinage -, je fais chauffer le matin l’eau de mon café. J’arrête à l’économie, comme lui, aux premières bulles. Je l’ai bien connu, il y a longtemps, il était un peu plus jeune que moi. Je regarde ce qui se passe, dans ce moment de roue libre, de chauffe sur l’aire, et je pense à lui. »  Pour André Stil, l’écriture féconde joyeusement les contradictions. En ce sens, elle est une question de morale. À l’occasion de son centenaire, il vaut la peine de le relire et de le faire connaître aux jeunes.