ll faut toujours faire confiance, en littérature, à ce qu’il convenu d’appeler « les mauvais genres ». Le roman noir, par exemple, que l’on peut faire naître au sens moderne du terme dans les années 20, rend compte de façon incroyablement précise de la profonde transformation de la société américaine à cette époque. La grande ville anonyme, le crime organisé, la collusion entre la politique et la mafia, la misère sociale et la violence du capitalisme deviennent les thèmes récurrents de la fiction policière qui abandonne le « whodunit » (« qui a tué ? ») pour s’intéresser davantage à ce qui a créé un tel climat de sauvagerie généralisée, de guerre de tous contre tous. Et c’est dans les pulps, ces magazines bon marché vendus à des millions d’exemplaires, que cette nouvelle vision touche un immense public.
Nous ne vivons plus dans une époque mais dans un délai.
> Günther Anders
Avec La Moisson Rouge de Dashiell Hammett, chef-d’oeuvre du genre qui paraît au moment de la crise de 29, le lecteur enregistre ainsi presque en direct, les prémices délétères de la Grande Dépression. Il en va de même pour la science-fiction qui elle aussi, aux USA, est d’abord née dans les pulps. Elle se révèle un sismographe parfait des fantasmes, des peurs et même des névroses de tout un continent. C’est d’ailleurs dans un de ces pulps, Science Wonder Stories, que le terme même de « science-fiction » apparaît en tant que tel, là aussi en 1929, comme si les problèmes apportés par une société de plus en plus angoissante trouvaient d’abord un écho dans ces petits fascicules de consommation courante dont la première mission était pourtant de distraire l’homme de la rue, aussi bien en le faisant rêver avec des voyages intersidéraux qu’en l’épouvantant avec des extra-terrestres abjects qui ressemblaient terriblement à ces enfoirés de nazis puis à ces salopards de soviétiques.
Foi dans la science et ambiguïté politique
Néanmoins, la science-fiction (SF) de cette époque est un genre plus ambigu politiquement que le roman noir qui reste essentielle- ment progressiste, comme en témoignera le séjour en prison, au moment du maccarthysme, de Dashiell Hammett, soupçonné de sympathies communistes. La science-fiction se révèle pour commencer une littérature beaucoup moins critique socialement. Elle est à la fois persuadée du bien-fondé absolu de la science et, politiquement, oscille entre le conservatisme et le libertarianisme, cet anarcho-capitalisme typiquement US dont Clint Eastwood est aujourd’hui un des représentants les plus connus.
Un des grands auteurs libertariens de la SF est Robert Heinlein (1907-1988). Dans Révolte sur la lune (1967), il peint le conflit entre une Lune utopique débarrassée des idéologies rétrogrades et la Terre qui vit sous le joug conjugué d’une Amérique fascisante et d’une Eurasie stalinienne. La Lune est lasse de devoir nourrir une terre surpeuplée par des assistés grâce à ses serres hydroponiques et l’affaire tourne à une Tea Party spatiale qui se mue en guerre d’indépendance. Pour Heinlein, la libre entreprise, la responsabilité individuelle sont le meilleur système possible pour peu qu’on sache limiter le rôle de l’Etat, sauf en ce qui concerne le contrôle de la démographie.
On le voit rejoindre ainsi par la bande une préoccupation tout à fait actuelle sur une planification accrue des naissances telles qu’a pu la souhaiter un Yves Cochet... Mais Heinlein est aussi, parallèlement, l’auteur d’Étoiles, garde-à-vous ! (1959), space-opéra militariste, adapté au cinéma dans sa violence presque fasciste par Verhoeven, près de quarante ans plus tard, avec Starship troopers. Et là, le moins que l’on puisse dire est que le respect de la biodiversité n’est pas à l’ordre du jour puisqu’il s’agit de génocider des arachnides intelligents et particulièrement teigneux dans une société terrienne où seuls les militaires sont considérés comme citoyens à part entière.
Il est donc difficile de trouver dans cet âge d’or de la SF autre chose qu’une foi aveugle dans la science, une manière de jouissance prométhéenne à « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » ainsi que le souhaitait Descartes, et cela sur la Terre comme dans l’Univers tout entier. Hors de la science, point de salut et Van Vogt (1912-2000), un des maîtres de cette période de la SF, auteur préféré des élèves de classes prépas scientifiques fascinés par le rationalisme, pouvait encore dire dans les années 50 avec une admirable candeur : « Sur la plus grande partie du globe, l’homme est enchaîné. Partout de puissantes forces rétrogrades agissent pour le maintenir en esclavage ou créer de nouvelles chaînes plus étroites. Mais il se libérera si jamais la connaissance scientifique peut pénétrer dans sa prison. »
Évidemment, cela ne pouvait pas durer. Certains écrivains s’étaient tout de même aperçus que cette foi dans le tout technologique posait malgré tout quelques sérieux problèmes. Huxley, dès les années 30, avec Le Meilleur des Mondes, avait montré que le mode de production lié à la taylorisation, dont le symbole était les usines Ford, allait à un moment ou à un autre, s’attaquer au vivant et vouloir procéder à une rationalisation eugéniste d’une humanité hiérarchisée par des manipulations génétiques in vitro. C’est, l’air de rien, une des grandes peurs de la bioéthique aujourd’hui qui réfute toute idée de posthumanité ou de surhumanité.
Le temps des dystopies
Un philosophe marxiste de l’école de Francfort, réfugié aux USA après la Seconde Guerre mondiale, Günther Anders (1902- 1992), dans L’obsolescence de l’homme (1956) s’inquiète de cette technologie qui nous domine et surtout, en quelque sorte, nous démode. Anders nomme ce sentiment « la honte prométhéenne » et il faut s’attarder un instant sur cette intuition puisqu’elle va, consciemment ou non, refléter désormais le rapport entretenu par l’homme avec la technologie et plus généralement, le progrès, thème central de la SF.
Anders en fait le récit alors qu’il visite en Californie une exposition célébrant des innovations scientifiques : « J’ai visité avec T. une exposition technique que l’on venait d’inaugurer dans le coin. T. s’est comporté d’une façon des plus étranges, si étrange que j’ai fini par l’observer, lui plutôt que les machines exposées. Dès que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu. J’ai été encore plus frappé quand il a caché ses mains derrière son dos, comme s’il avait honte d’avoir introduit ses propres instruments grossiers, balourds et obsolètes dans une haute société composée d’appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement. Si j’essaie d’approfondir cette “honte prométhéenne”, il me semble que son objet fondamental, ”l’opprobre fondamental” qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. »
Ces analyses sur l’obsolescence de l’homme ne sont pas les seules à faire de Günter Anders un précurseur sur notre soumission à la technique. Il est aussi le penseur d’une des préoccupations majeures de l’écologie aujourd’hui : le nucléaire. D’abord sous sa forme militaire puis civile. Au-delà des prises de positions avant tout politiques du comité Russel, Anders est un des premiers à penser philosophiquement Hiroshima et la Bombe. Dans un petit livre, qui pourrait très bien être le titre d’un roman de SF apocalyptique, Le Temps de la fin, il écrit notamment en 1960 : « Nous ne pouvons plus nous représenter ce que nous pouvons produire et déclencher. Nous ne vivons plus dans une époque mais dans un délai. » Intuition qui se révèle dans toute sa pertinence en ces temps de Coronavirus.
Une SF écologiste avant l’écologie
Cette humanité saisie par la « honte prométhéenne », par le sentiment d’un avenir compromis mais vivant le plus souvent dans le déni, la SF saura s’en emparer notamment dans des romans et des nouvelles, à forte connotation écologique, où l’homme est dépassé par des machines et leur laisse le soin de gérer politiquement la société. Ces textes font sortir la SF de l’âge d’or pour en faire, d’abord, une littérature de l’inquiétude. On pense à Un Bonheur insoutenable (1970) d’Ira Levin dans lequel un grand ordinateur, UNI, régule une population programmée pour mourir à soixante deux ans ou, sur une thématique voisine, Quand ton cristal mourra (1967) de Nolan et Johnson, avec une humanité infantilisée, vivant sous cloche après avoir commis l’irréparable, chacun devant s’éteindre à l’âge de trente ans, roman qui a été adopté dans une série à succès des années 70 qui a beaucoup fait pour populariser la SF en France. On le voit, plus généralement, ce sont les années 60 et 70 qui produisent dans le monde anglo-saxon puis un peu plus tard en France, une science-fiction à l’image d’une société en pleine mutation comme l’avait fait le roman noir quarante ou cinquante ans plus tôt. Les exemples abondent et la SF connaît un nouveau souffle dans une critique extrêmement acerbe du consumérisme, de la pollution et, toujours et encore, des dérives technologiques. C’est l’époque de la menace permanente d’un holocauste nucléaire, de la guerre du Vietnam, des doutes sur le sens de la société de consommation et d’une urbanisation toujours plus inhumaine.
Certains de ces textes sont hélas un peu oubliés alors qu’ils sont de vrais chefs d’œuvres littéraires. Il faudrait, par exemple, parler du roman testamentaire et poignant de Philip Wylie, La Fin du rêve. Wylie n’avait rien d’un révolutionnaire. Né en 1902, il était à vingt-cinq ans déjà rédacteur en chef du célèbre New Yorker ce qui ne l’empêchait pas de sévir dans le mauvais genre. Il avait, dans un roman des années 30, imaginé la Terre entrant en collision avec un astéroïde. En revanche, quand il écrit l’année même de sa mort, en 1971, La fin du rêve, la catastrophe n’est plus la faute à un pas de chance cosmique mais à un vrai suicide écologique de la Terre, notamment à cause d’un épuisement des ressources et d’un dérèglement climatique qui étaient, bien avant que le virus n’arrive, d’actualité.
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