Les Gueules noires d’Émile Morel

La vie des mineurs de fond au début du XXe siècle

par Philippe Allienne
Publié le 31 décembre 2020 à 11:00 Mise à jour le 30 décembre 2020

Myriam Degraeve (éditions À Propos) a eu l’excellente idée de republier, 113 ans après, Les Gueules noires d’un auteur arrageois aujourd’hui oublié, Émile Morel. Et comme cette jeune maison est spécialisée dans les livres consacrés à l’art, à l’histoire de l’art et au patrimoine, cet ouvrage est accompagné de 16 lithographies hors texte et de 41 dessins de l’illustrateur anarchiste Steinlen.

Publié en 1907, un an après la catastrophe de Courrières qui avait fait 1 099 morts le 10 mars 1906, le livre d’Émile Morel n’a curieusement été suivi d’aucune autre publication sur la catastrophe dans les années suivantes, s’étonne Myriam Degraeve. Cette dernière doute même de la réalité d’une « quatrième édition » mentionnée sur l’exemplaire qu’elle a utilisé pour le présent livre. « Peut-être s’agit-il d’une mention à usage commercial sans fondement réel comme cela se pratiquait alors », écrit-elle.

5 francs pour le cercueil

Quant à l’auteur, dont on ne trouve aucun ouvrage dans le fonds de la Bibliothèque nationale de France, il a « laissé très peu de traces dans le panorama littéraire du début du XXe siècle ». Son livre qui, à travers sept récits, nous plonge dans la vie et la misère des mineurs de fond d’il y a plus de cent ans, mérite pourtant d’être remis dans les rayons. Le premier texte, « La paye », nous plonge tout de suite dans une ambiance épaisse et lourde. « Elles sont là une vingtaine qui piétinent dans la neige, devant la grosse grille fermée, attendant leurs hommes. » Dominant ces deux premières lignes, le dessin de Théophile Steinlen, noir, aurait pu inspirer un de ces films impressionnistes des années 20. De l’autre côté de la grille, les hommes (les « houilleurs ») sont en train de toucher leur maigre paye qu’elles vont immédiatement récupérer avant qu’ils n’aillent la boire au cabaret. L’une d’elle, « grosse femme aux cheveux roux », « impérieuse et rogue » se saisit sans ménagement des pauvres sous de Désiré Bécu qui reste là, « les bras tombant très bas, avec ses grosses mains déformées au bout hébété perdu ». Il n’a pas envie de rentrer au coron, il n’a pas envie de « changer sa loque de fond », de se décrasser et d’éliminer les traces de charbon qui lui mangent la peau. Il a une autre fringale que celle d’une soupe au lard frais. Son fils est mort à la mine le mois dernier et la Compagnie des mines, dans sa grande bonté, doit lui donner cinq francs pour les frais d’enterrement (en fait pour le cercueil). Pour le curé et les pompes funèbres, ce sont des bons qu’ils iront toucher eux-mêmes. Alors, une fois en possession de sa pièce d’argent, Bécu n’a plus qu’une idée, aller boire des chopes jusqu’à plus soif. Sauf que le cabaretier lui rappellera une dette de quarante sous avant de changer la magnifique pièce en une poignée de sous. Fini les chopines et plus assez pour le cercueil.

Dégoût hargneux contre les dominants

D’entrée, avec ces personnages, on pourrait être tenté de voir dans cette première approche un mépris pour un peuple miséreux vivant sous le joug du patronat des mines et s’exprimant dans un patois incompréhensible qui dégoûte les riches (le chti, dirait-on aujourd’hui). Comme le dit si bien la journaliste Dominique Simonnot [1], qui signe un bel avant-propos, ce dégoût hargneux est en réalité dirigé vers d’autres : les « ecclésiastiques, méchants roitelets de corons qui renseignent, dévotement, les compagnies minières sur la “conduite’’ de leurs ouailles », ces « dames et messieurs à chapeau, qui, en procession derrière le curé, bénissent une nouvelle fosse, poussant de joyeux petits cris ». Bref, « toute la hiérarchie moyenâgeuse du charbon » et également ce ministre qui, l’air ailleurs, vient saluer très rapidement les familles de victimes de la catastrophe. « Remerciez Monsieur le Ministre ! » ordonne aux veuves l’officier qui l’accompagne. Et il y a ce médecin qui aura à choisir entre sa carrière et la vérité sur les maladies professionnelles. « On veut trouver chez ces vulgaires malaises intestinaux que tout simple terrassier connaît un mal redoutable, épidémique et contagieux, sévissant sur les personnels houillers. Or ceci m’indiffère absolument, toutes les Compagnies minières étant également suspectées et soumises à examen », assène le directeur au médecin chargé des examens médicaux.

Les mêmes scènes aujourd’hui

Les six autres récits (présentés paraît-il comme des contes par la presse de l’époque) sont à l’avenant. Avec la mort qui rôde toujours (jusqu’à la « fausse » allégorie) dans le quotidien de ces travailleurs : « La grande faux de la moissonneuse flamboie dans l’or ondoyant des blés. » Le style pourrait déconcerter aujourd’hui, s’agissant d’écrits réalistes (« D’un bond, Bécu s’est levé, éperdu »). Mais l’enchaînement ainsi construit donne à voir une société de domination qui n’a plus de limite. Autour de la catastrophe de Courrières, clairement évoquée dans « Veuve » (le septième et dernier récit) et sa chute épouvantable qui traduit tant le mépris et l’arrogance de la classe dominante, tous les aspects de la société ouvrière de l’époque, écrasée, piétinée, tuée, sont présents. Les filles sont des outils, les hommes houilleurs du matériel que la fosse engloutit et recrache. C’est désespérant. Le titre original qu’Émile Morel avait imaginé pour son livre était : « Multitude, solitude » (celui du deuxième récit). Cela dit beaucoup de la réalité de ces familles ouvrières dont la condition n’a pas changé depuis celles du Germinal de Zola environ vingt ans plus tôt. L’expression « gueules noires » insiste davantage sur leur déshumanisation par un système capitaliste impitoyable. Mais plus d’un siècle plus tard, laissons le dernier mot à l’avant-propos de Dominique Simonnot qui conclut ainsi : « Pour eux tous, souvenons-nous qu’aujourd’hui, dans le monde entier, des exploiteurs font vivre et revivre les mêmes scènes à d’autres exploités. » Désespérant, mais tellement vrai.

Philippe ALLIENNE

Les Gueules noires, Émile Morel, illustré par Steinlen, éditions À Propos, 2020, 280 pages, 20 €. Infos : editions-a-propos.com.

Notes :

[1À l’époque journaliste au Canard Enchaîné, Dominique Simonnot est aujourd’hui contrôleuse des prisons (contrôleuse générale des lieux de privation de liberté).