Les correspondants de l'Humanité sur leur stand, à la fête de l'Humanité au bois de Vincennes en septembre 1967. (Correspondant anonyme)
Les Correspondants de l’Humanité. Regards photographiques

Le militantisme au quotidien

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 6 janvier 2023 à 16:05

Une mémoire collective retrouvée. Des quatre coins de la France, chroniquer « la vie comme elle est : triste et gaie, pénible et exaltante ».

Défilé des mineurs en grève sur l’esplanade des Invalides le 13 mars 1963, manifestation des habitants de Saint-Raphaël pour un libre accès à la mer le 17 août 1965, manifestation contre les réformes Jospin à Paris en 1992, sur un quai de la Seine en juillet 1956 une inscription « Paix en Algérie », les mal-logés de l’îlot Rébeval à Paris en juin 1971, marche des facteurs à Paris en avril 1970, manifestation pour le droit de vote à 18 ans, grands départs familiaux en vacances à la gare Saint-Lazare début juillet 1970… Toutes ces photos comme les centaines que comporte l’ouvrage ont été prises par les correspondants du journal l’Humanité, la plupart anonymes. Au début des années 1950, le Parti communiste, premier parti politique, crée un service inédit « d’agence de presse unique en France ». Près de 4 000 reporters à son apogée (2 700 en 1955) ont bénéficié d’une formation avec des photographes professionnels (30 écoles par an) et d’un bulletin de liaison dont des pages sont présentées. Maillage original, premier réseau social implanté en France reposant sur une culture commune : adresser au journal même les plus petits faits et actions qui en feront le miroir fidèle du quotidien des Français et de leurs combats pour vivre dignement et en paix. « Nous n’allons pas à la recherche du sensationnel, de l’inédit, du jamais vu. Pour nous, la rue, la vie, l’usine sont des spectacles toujours renouvelés, à condition de voir, de prendre le temps de voir ou de réapprendre à voir. »

Des clichés et des hommes, traces d’une mémoire

Ces correspondants composent un autoportrait collectif de la classe ouvrière à laquelle ils sont viscéralement attachés, documentent la vie sociale et politique, principalement lorsque le sujet fait partie des combats du PCF : conditions de travail, manifestations et grèves, mal logement, pauvreté, mobilisations pour la paix (Algérie, Vietnam, désarmement), Premier Mai… L’image fixe au service des mouvements sociaux qu’elle transcende et auxquels elle évite l’oubli : les 1 001 faits qui forgent le visage de la France des années 1950 à l’an 2000 et marquent durablement la rétine. Les happer avec netteté pour en saisir l’élan, l’énergie, la volonté, la joie, l’émotion… résultat exceptionnel dû à la ferveur qui animait ces militants. Publiées on non dans l’Humanité, ces photos constituent un fonds d’archives qui, plus qu’un album du PCF, est une plongée dans la culture populaire, une manne infinie qui intéresse les historiens. Trois d’entre eux (Vincent Lemire, Yann Potin, Danielle Tartakowsky) et une photographe, Laetitia Réal-Moretto, commentent ce travail qui, mis en lumière, est plus qu’une découverte, une révélation, regard d’une revigorante humanité de la classe populaire sur elle-même. Ce réel de proximité est aussi intéressant sur le plan esthétique : manière d’inscrire l’individu dans le collectif et dans le décor (attention particulière aux banderoles, affiches avec leurs slogans), contrastes entre le noir et le blanc, cadrage : du gros plan au plan d’ensemble (voir en double page Rencontre des 10 000 enfants à Malakoff le 2 juin 1969 : des milliers de confettis tombent et recouvrent garçons, filles et parents, comme en plein hiver, de flocons de neige). « Des regards se singularisent et par là se diversifient » comme celui sur la manifestation place de la Nation en 1997 : les deux manifestants grimpés sur la statue en bronze de Dalou se confondent, ombres d’un noir dense avec les figures allégoriques de la République au bonnet phrygien et de l’Abondance, l’ensemble magnifié par une prise à contre-jour et en contre plongée, se dégageant de la fumée des gaz lacrymogènes. Ce réseau légendaire de correspondants, « véritable préhistoire du journalisme citoyen », méritait un ouvrage recélant à chacune de ses pages un trésor oublié ou méconnu. Des planches contact éclairent le travail des photographes, huit d’entre eux sont interviewés sur leurs motivations et leur parcours. Le monde ouvrier et la photographie : confrontation du réel et du regard porté sur ce réel, de la mémoire ouvrière et de celle des photos.

Éditions du Seuil, 256 pages, 220 x 285 mm, 39 €.