Le Jour où la dernière clodette est morte de Judith Wiart est un livre court mais dont l’effet se fait sentir longtemps. Il est tranquillement inclassable puisqu’il ne s’agit pas d’un roman, ni d’un recueil de nouvelles, ni d’un recueil de poèmes, même si certains textes sont scandés et que la prose se rythme parfois en manière de versets.
Les cigarettes en chocolat Jacquot
Apparemment, ce livre parle de Judith Wiart. Judith Wiart enfant, Judith Wiart adolescente, Judith Wiart professeure de lycée professionnel qui fait écrire de la poésie, et de la bonne à une classe de futurs maçons. Le Jour où la dernière clodette est morte n’est donc pas non plus une autofiction. Une autofiction pratique le mentir-vrai et ce n’est pas le genre de Judith Wiart. Paradoxalement, en refusant l’autofiction, elle est beaucoup moins impudique et beaucoup plus modeste. Sa vie n’est pas un roman, c’est une vie, et cette vie parlera beaucoup à ceux qui errent dans les parages de la cinquantaine. Une époque où l’on recevait des talkies-walkies à Noël, où l’on racontait ses peines de cœur dans des magnétophones à cassettes, où l’on achetait à l’épicerie du coin des cigarettes en chocolat Jacquot, parce que dans ces années-là, les grands fumaient tout le temps. Ils fumaient même dans les salles de cinéma en regardant des films de Claude Sautet où les acteurs fumaient aussi.
L’art difficile du naturel
Du coup, on ne se voyait plus, on avait les yeux qui piquaient. On faisait semblant de ne pas comprendre que c’étaient des larmes, celles qu’on n’avait pas forcément eues au moment où l’on avait vu reposer le corps d’un père aimé. S’agit-il d’une autobiographie, alors ? Sans doute, mais elle n’est pas composée, ordonnée chronologiquement. C’est volontaire. Judith Wiart veut écrire comme on se souvient dans la réalité. C’est-à-dire dans le désordre, au hasard d’un voyage en métro, d’une soirée, d’une silhouette d’élève entrevue dans la cour. Car son métier de prof, Judith Wiart l’exerce avec un bonheur évident, sans naïveté sur le système scolaire mais sans aigreur. C’est ce qui rend son écriture si nette, si naturelle, comme on parlait du naturel dans les films de Pascal Thomas. C’est le contraire, aussi, d’une confession. Ou alors, à la manière du titre de Neruda : « J’avoue que j’ai vécu. » Le Jour où la dernière clodette est morte est finalement, et c’est le plus important, un livre dont on sait, avant même qu’on l’ait terminé, qu’on le relira, qu’on ira y pêcher un fragment de temps à autre, celui-ci par exemple qui rend compte parfaitement de cette manière de stase temporelle que connaissent les profs ou ceux qui l’ont été en songeant à leurs anciens élèves qu’ils ne voient plus : « Je pensais jusqu’à aujourd’hui que mes anciens élèves restaient à vie dans une espèce d’état immuable d’adolescence. Une nature d’élève permanente, en quelque sorte. En fait, non. Ils travaillent, voyagent, vivent en Bulgarie,repartent pour le Cambodge et font leurs courses au Super-U Croix Rousse où ils ont trente huit ans. »