Artistes et folkloristes, une histoire croisée

Les racines du peuple

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 9 juillet 2020 à 19:37

Une exposition et un ouvrage mettent en évidence, à partir de l’histoire européenne, comment l’art moderne et contemporain s’est emparé des traditions et usages populaires.

Le terme folklore est parfois utilisé pour désigner un pittoresque superficiel qui ne mérite pas d’être pris au sérieux. C’est aussi une science et les folkloristes, les ethnologues, étudient les rituels, croyances, contes, légendes ainsi que les vêtements, étoffes et objets du quotidien qu’ils recueillent jusque dans les plus petits villages, l’ensemble formant un terreau complexe. Considéré comme relevant de la tradition et de ce fait à cent coudées de la modernité et encore moins de toute avant-garde, l’univers du folklore est pourtant présent dans la création contemporaine. Le catalogue, première étude sur le sujet, est appelé à servir d’ouvrage de référence en raison des commentaires consacrés aux œuvres, de la volonté de scruter toutes les utilisations du folklore, nous donnant ainsi l’occasion de remonter aux sources à partir desquelles ce domaine s’est constitué. Les deux commissaires Jean-Marie Gallais et Marie-Charlotte Calafat dressent en introduction deux portraits pris dans un jeu de permutation, celui de l’artiste en folkloriste et celui du folkloriste en artiste. Cette manière d’aborder le sujet n’avait jamais été posée avec une telle netteté, une telle richesse des aperçus.

Vassily Kandinsky, Die Raben (Les Corbeaux), 1907. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Meguerditchian

Variété des pistes ouvertes

La quête des origines, du pays natal, l’attirance d’un « exotisme de l’intérieur » ou la sensation d’être envoûté par une région, commandent les tableaux de Gauguin, Sérusier et des Nabis en Bretagne, de Kandinsky en Bavière et les sculptures de Brancusi en Roumanie. Dans des circonstances historiques particulières comme la guerre 14-18, Dufy en France, Malevitch en Russie, par patriotisme, collaborent avec des entreprises d’imagerie populaire afin de mobiliser les énergies et les esprits. Des artistes adoptent les méthodes des scientifiques (enquêtes et collectes) : Marcel Broodthaers hisse le banal ou l’incongru au niveau de l’art pour ausculter la société belge, dérision et loufoque intelligent, Raymond Hains bricole des boîtes d’archives, réunit par thèmes ou lieux, photos, cartes, guides de voyages ; leurs démarches traduisent une fascination pour cette muséographie du quotidien. L’ouvrage n’élude pas les ambiguïtés et les paradoxes. Le folklore fut une aubaine pour l’exaltation nationaliste comme en Allemagne. Les nostalgiques du passé le louent, l’exaltent par peur et haine du nouveau ; le régime de Vichy le récupère pour asseoir sa politique de Révolution nationale, d’idéologie du terroir (estampe de La Terre ne ment pas comme les images dites d’Épinal, santon à l’effigie de Pétain). Les traditions propres à une région, la couleur locale, sont parfois mises au service de l’industrie touristique.

Un vivier de formes

Loin de célébrer un attachement à un passé obsolète, des artistes reconnaissent avoir une dette envers le folklore : leurs œuvres témoignent qu’il est un véritable vivier de formes et de motifs. Ils y puisent une manière d’aviver leur inventivité : les grands couturiers qui chiffonnent magnifiquement les étoffes s’inspirent des vêtements traditionnels (Yves Saint-Laurent et sa blouse roumaine - que Matisse avait peinte). Le paravent Les Espagnoles de Natalia Gontcharova glisse vers l’abstraction, motifs floraux des robes et des coiffes. Les contributions d’Anne-Marie Thiesse (les traditions populaires, archives de la nation), Manuel Charpy (les peintres, avant-garde touristique), Ida Soulard (le textile, de la pratique folklorique à l’art moderne) font la part entre le permanent, le transformé et le nouveau. Les créations artistiques redonnent un souffle de vie à un folklore modelé tout au long des siècles et menacé par l’uniformisation des comportements autour de modèles dominants. Arnold Van Gennep, ethnologue et folkloriste, auteur en 1924 du premier ouvrage consacré au folklore français, souhaitait que sa discipline renoue avec sa dimension vivante. Arnaud Dejeammes, en conclusion, précise qu’elle doit se faire « dans une logique d’émancipation et non de domination et de hiérarchie, celle-ci en appelant à la transmission comme au partage, à l’enseignement comme à la création commune ».

Exposition au Centre Pompidou à Metz jusqu’au 4 octobre puis au Mucem de Marseille du 20 octobre au 22 février 2021.