C'est à lire

Littérature et engagement

par LEDUC ALAIN
Publié le 2 juillet 2019 à 11:10

Quel bonheur ! Oui, quel bonheur que l’intelligence et la lucidité ! (Mais l’une ne devrait-elle pas impliquer forcément l’autre ? Et réciproquement ?) Voilà que ressurgit, avec ces Entretiens [1] , pour la plupart inédits en français, une des plus fines consciences de la fin du siècle dernier, Pier Paolo Pasolini, sauvagement assassiné pour ses idées. Des Entretiens qui offrent un complément indispensable à la découverte de l’un des écrivains majeurs de la péninsule italienne.

On y retrouvera les thèmes essentiels chers au révolutionnaire transalpin, qui partent de ses recherches menées sur la langue et le style pour aboutir à la défense d’un monde ravagé par le néocapitalisme. On y lira aussi des réflexions sur le marxisme, sur la révolte des étudiants de 1968 perçue par lui comme lutte interne à la bourgeoisie, sur son engagement communiste ou sur les ravages du « développementisme » au détriment du progrès.

La réalité télévisuelle ? « Quand les ouvriers de Turin ou de Milan commenceront aussi à lutter pour une réelle démocraticité de cette entité fasciste qu’est la télé, on pourra réellement commencer à espérer. Mais tant qu’ils s’agglutineront tous, bourgeois et ouvriers, devant leur écran et se laisseront humilier de cette manière, il ne reste aucune autre solution que le plus impuissant désespoir. » (1972)

Automne 1975. Il se rend en Suède, puis effectue un crochet par Paris ; Pasolini rentrera à Rome le 31 octobre et sera massacré dans la nuit du 1er au 2 novembre après avoir donné un ultime entretien quelques heures plus tôt. « Les humains ne sont plus que des machines » , y répétera-t-il. « Nous sommes tous en danger. Tout le monde sait que mes expériences, je les paie personnellement. » Pasolini promettra d’approfondir l’échange, par écrit, et de le remettre au matin. Au matin il était mort, écrasé par sa propre voiture, sur la place d’Ostie. Un recueil qui sonne donc comme un testament, entremêlant « dénonciations désespérées », et qui tient à la fois du brûlot, du sermon, d’un soufflet – notamment à la consommation, devenue « fait social total » , et qui relève d’un « désastre ultime » , d’un « totalitarisme » , d’un « nouveau fascisme ».

L’empire technologique piétinant impunément le vivant ; le libéralisme transformant ses contemporains en autant d’ « automates laids et stupides, adorateurs de fétiches ». Jolie vitalité de Pasolini !

> Les éditions Delga, qui continuent opiniâtrement leur combat sur le front de l’art et de l’esthétique, publient deux autres livres remarquables, dont je voudrais ici souligner l’existence.

Entre l’arrivée à La Havane des guérilleros vainqueurs de la Sierra Maestra et le renversement de Salvador Allende, il y eut en Amérique latine quatorze années prodigieuses. Pour les intellectuels, agir afin d’accélérer le cours de l’histoire semblait alors naturel. On crut (naïvement) qu’il en était sur le continent fini du règne des dictatures. L’intelligentsia latino-américaine entendait être l’acteur des nouveaux cours historiques. Les écrivains, tout particulièrement, se sentirent appelés à participer à la libération de leurs peuples. C’est ce dont témoigne un ouvrage très documenté de Claudia Gilman [2]. Et puis, sujet ô combien actuel, le droit à manifester, ici et maintenant, en France, sur lequel l’actuel pouvoir semble délibérément s’asseoir...

« Manifestation interdite »

Manifestation interdite [3] fut en 1935 le choix du jury du Prix Renaudot, mais Léon Moussinac fit savoir, la veille, qu’il le refusait. Il se mettait ainsi en accord avec ses idées qui le conduisaient à ne pas pactiser, même involontairement, avec les diverses institutions prétendant régenter la vie culturelle.

La manifestation qui donne son titre au roman est celle qui fut organisée à Paris en 1927 pour protester contre l’exécution de Sacco et Vanzetti, les deux anarchistes étasuniens conduits à la chaise électrique. La police aux ordres du préfet Chiappe déploya alors une extrême brutalité. Rien de nouveau sous le soleil. Ce roman fut pilonné par la police de Daladier en 1939 avec les autres productions de son éditeur.

Notes :

[1Pier Paolo Pasolini, Entretiens (1949-1975), chez Delga, 26 € .

[2Léon Moussinac, Manifestation interdite , également chez Delga, 17 € .

[3Claudia Gilman, Entre la plume et le fusil. De l’intellectuel révolutionnaire en Amérique latine, chez Delga, 26 € .