Jours d’Amérique (1978-2011) de Jean-Christophe Bailly

Loin des figures convenues

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 18 juin 2021 à 17:19

Depuis des décennies, les États-Unis sont immergés dans notre patrimoine rétinien, réserve inépuisable d’images façonnée par les romanciers américains et constituée au fil de kilomètres de pellicule, univers délimité par le cadrage et le découpage cinématographiques. Des écrivains français (Stendhal, Sartre, Morand, Dugain, Viel, Humbert...) ont aussi un imaginaire américain, qu’ils aient traversé l’Atlantique ou pas. Jours d’Amérique (1978-2011) propose des visions échelonnées sur un temps long, suite à des raisons de voyage différentes.

Carnets de notes d’un promeneur

Au récit traditionnel, Jean-Christophe Bailly préfère une autre voie : des carnets de notes qui conservent cette impression de découverte comme pour la première fois, kaléidoscope d’une diversité arborescente. De New York à San Francisco, des trajets gorgés d’images et de sensations, des rencontres construisent un espace géographique où la culture (musées, librairies, universités, colloques, conférences) se mêle au réel (informations livrées par les médias : guerre du Vietnam, renversement du régime tyran- nique du Shah, mort de Kadhafi), à l’Histoire (Estes Park, centre de villégiature estival dans le Colorado : «  Dans les vallées, c’était le territoire des Indiens Arapahos et des Utes, il ne reste d’eux que des noms. »). Aux antipodes du guide bleu, vous avez rendez-vous avec les écureuils de Central Park ou avec les fripiers et les charcutiers où se retrouvent toutes les langues, vous passez du secteur huppé de Roland Park à la rue des mendiants, des « tours qui observent New York comme des mirages de sa propre grandeur  » aux petites maisons de l’ancien quartier ouvrier d’Hampden et vous empruntez le métro et « ses rêves colportés dans le vacarme  ».

La fête de l’écriture

Ce « récit » autobiographique foisonnant est construit à l’aide de phrases courtes sans verbe, écriture picturale et musicale saccadée, quelque peu trépidante à l’image d’un pays qui revendique la modernité. Ce style en intime connivence avec un mode de vie suscite l’inattendu, provoque des éclosions affectives, renoue avec l’emprise sensorielle de l’image et incline au poème, la sonorité des noms de lieux y participant activement (Little Italy, Soho, Chinatown, Brooklyn Bridge). Quand l’acuité du regard et la culture se font plume... Le lecteur devient voyageur à son tour, les notes de l’auteur lui ouvrent de multiples horizons, lui donnent l’en- vie de mettre ses pas dans les siens, de se plonger dans les livres qu’il évoque, réminiscences de lectures d’œuvres de Baudelaire, Rimbaud, Kafka, Benjamin, Trakl... Même si «  l’Amérique imaginée par Brecht (Dans la jungle des villes, 1923) n’est plus qu’un souvenir  », refuser d’être séduit ou de se vendre au capitalisme et à la marchandisation est toujours d’actualité. Prendre plaisir en pensant à redécouvrir les toiles de Van Eyck, Cranach, Van Gogh, Munch, Chardin, Matisse, Cézanne, Beuys exposées dans les musées qu’il visite et à revoir les films qui composent sa cinémathèque personnelle (Jules et Jim, Johnny Guitar, Bus Stop et Niagara avec Marilyn Monroe). Ces Jours d’Amérique, gigogne narrative, puzzle de pièces composé par rapprochement concerté, « planche-contact verbale » d’un temps passé rendu vivant nous permet de « mesurer la richesse enfouie dans le concret des choses » et de renouer avec la passion du monde sensible.

Jours d’Amérique (1978-2011), Jean-Christophe Bailly, éditions du Seuil, collection Fiction & Cie, 188 pages, 19 €.