Notre Homère, c’est Giono

par JEROME LEROY
Publié le 16 avril 2020 à 19:02 Mise à jour le 15 avril 2020

Mort il y a cinquante ans, Giono demeure à ce jour le seul écrivain païen de langue française. Une Pléiade, sortie pour l’occasion, permet d’explorer différentes facettes d’une œuvre lumineuse.

« Il y aura eu d’abord pour nous comme une fraîcheur d’eau au creux de la main.  » C’est ainsi que Philippe Jaccottet termine la préface à sa traduction de l’Odyssée, la plus belle sans doute. C’est aussi la sensation que laisse la lecture de l’œuvre de Jean Giono dont on célèbre cette année le cinquantenaire de la mort. Est-ce tout à fait un hasard ? Giono écrit un de ses premiers livres, Naissance de l’Odyssée, qui paraît en 1930, sous les auspices d’Homère, le grand aveugle qui voyait tout. Il s’agit une relecture presque bouffonne du mythe d’Ulysse : le héros de la Guerre de Troie n’a pas vécu toutes les aventures qu’on lui connaît, il a simplement pris son temps, ce franc buveur qui parle bien, pour rentrer à Ithaque, peu pressé de retrouver Pénélope. Alors, pour expliquer son retard de dix ans, il ment et il invente. Mais il le fait avec un tel art qu’on préfère le croire. « Si la légende est plus belle que la réalité, alors imprime la légende » dit une réplique célèbre de L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford.

Il fait donc partie de ces écrivains que l’on reconnaît au bout de deux ou trois lignes dans une dégustation à l’aveugle, parce qu’il s’est placé, d’emblée, hors du temps et hors de son temps.

On peut y voir une clef de l’art poétique de Giono. Il ne sera pas un auteur réaliste, ce qui ne veut pas dire, au contraire, qu’il ne nous donnera pas à voir une autre réalité, peut-être plus vraie, plus essentielle. C’est Homère qui permet cette transfiguration émerveillée pour Giono, et cela dès l’enfance. Dans Jean Le Bleu (1932), son seul livre réellement autobiographique, il se décrit enfant au milieu des moissons. Un ouvrier agricole, « l’homme noir », lui donne l’Iliade : «  Je lus l’Iliade au milieu des blés mûrs. On fauchait sur tout le territoire. Les champs lourds se froissaient comme des cuirasses. Les chemins étaient pleins d’hommes portant des faux (…) Cette bataille, ce corps à corps danseur qui faisait balancer les gros poings comme des floquets de fouets, ces épieux, ces piques, ces flèches, ces sabres, ces hurlements, ces fuites et ces retours, et les robes des femmes qui flottaient vers les gerbes étendues ; j’étais dans l’Iliade rousse. » Giono renoue ainsi, et il est le seul dans la littérature du vingtième siècle, avec les modes de récits les plus archaïques, comme la prose scandée du Serpent d’étoiles ou du Grand troupeau, en leur donnant les allures de ces textes fondateurs qui chantent la naissance ou la mort des civilisations.

Cet anniversaire de la mort de Jean Giono aura au moins l’avantage, espérons-le, de remettre au centre du jeu un écrivain qui a réinventé le roman pour mieux réinventer le monde comme l’ont fait, à leur manière, Proust et Céline. Mais tandis que ces deux derniers occupent une place incontestable, celle de Giono est moins évidente. On le range souvent dans la case bien commode d’un chantre de la Provence pour une bonne partie de son œuvre. Impossible de le cantonner, pourtant, à un régionalisme. La Provence n’est Provence pour Giono que si elle est aimée comme un lieu qui ouvre sur l’universel : « Il n’y a pas de Provence. Qui l’aime aime le monde ou n’aime rien. »

Comme tous les grands, également, Giono invente sa langue, sa syntaxe, ses métaphores parce que ce qu’il voit est la fois très nouveau et très ancien : le monde est une totalité vivante qu’il saisit à travers un panthéisme joyeux, un matérialisme enchanté comme celui des présocratiques. Il fait donc partie de ces écrivains que l’on reconnaît au bout de deux ou trois lignes dans une dégustation à l’aveugle, parce qu’il s’est placé, d’emblée, hors du temps et hors de son temps.

Une seule rencontre avec l’histoire réelle de son siècle aura suffi à Giono : mobilisé en 14, il est de Verdun, du Chemin des Dames et manque de perdre la vue quand il est gazé lors de la bataille du Mont Kemmel sur la frontière belge, avant d’être démobilisé en 1919. Contrairement aux autres écrivains anciens combattants de sa génération, comme Aragon, Breton, Céline qui vont crier leur révolte, Giono mettra longtemps à en parler, pansant ses plaies à Manosque. Mais ce sera pour aboutir à un pacifisme radical, celui du Grand Troupeau (1931) et surtout Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, écrite en 1938 alors que la France se prépare à un terrible match retour qu’elle va perdre. Ce texte sera considéré comme munichois puis comme un des bréviaires du pétainisme alors que Giono est avant tout effondré par l’amnésie qui a si vite effacé le cauchemar : « Il est impossible d’expliquer l’horreur de quarante-deux jours d’attaque devant Verdun à des hommes qui, nés après la bataille, sont maintenant dans la faiblesse et dans la force de la jeunesse. Y réussirait-on qu’il y a pour ces hommes neufs une sorte d’attrait dans l’horreur en raison même de leur force physique et de leur faiblesse. »

Giono n’a eu qu’une seule ambition, celle de célébrer ce qu’on pourrait appeler l’alliance du vivant. Le choix opéré par le volume de la Pléiade qui sort à l’occasion de cette commémoration sous le titre Un roi sans divertissement et autres romans en est une belle illustration. Toute la place est faite au Giono païen, au Giono panthéiste qui de Colline (1929), son premier roman publié, à L’Iris de Suse (1970), écrit à la veille de sa mort, joue de sa Provence rêvée comme Faulkner le fera avec son imaginaire Comté de Yoknapatawpha, symbole d’un Sud mythifié, somptueux, féroce. Les destins de lignées maudites, les fatalités familiales sont des thèmes communs aux deux géants : les Coste dans Le Moulin de Pologne ou les Frédéric dans Un roi sans divertissement, deux romans qu’on trouvera dans cette Pléiade font écho aux Sutpen d’Absalon, Absalon.

Oubliez la noirceur des confinements modernes : vous rencontrerez bien sûr des tragédies chez Giono, la terre n’est pas forcément bonne fille, les saisons peuvent mordre, les éléments se révéler impitoyables mais ce n’est que la rançon, finalement légère, pour retrouver le plaisir d’être réellement vivant : « Sans bien savoir au juste, il se voyait dans son île, debout, dressant les bras, les poings illuminés de joies arrachées au monde. »

Un roi sans divertissement et autres romans, Jean Giono (préface de Denis Labouret), La Pléiade, février 2020, 1 360 pages, 60 €.