Mademoiselle Baudelaire, une BD d’Yslaire

Œuvre de chair et de poésie

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 21 mai 2021 à 16:47

Le poète ressuscite dans les yeux et les mots de sa maîtresse métisse, Jeanne Duval, inspiratrice des Fleurs du Mal.

Yslaire s’est très tôt plongé dans l’œuvre de Baudelaire, enthousiasmé depuis l’adolescence. Pour cette « biographie dramatisée », il s’est nourri de ses recherches et a bénéficié de la présence de cette beauté qui ne se souciait pas de la morale et qui fut stigmatisée en tant que mulâtresse et surnommée la Vénus Noire en référence à la Vénus Hottentote dans cette époque misogyne et raciste. Il y a, par-delà les siècles, entre Baudelaire et Yslaire, un rapport filial indéniable et un penchant pour le romantisme noir qui, chez le poète, met en tension Éros et Thanatos. Les dessins et planches en pleine page sont en concordance totale avec la profusion d’images d’une noire exubérance que suscitent les poèmes de Baudelaire déclarant dans Mon cœur mis à nu : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).  »

Flamme vive et bile noire

Yslaire s’appuie sur une lettre de Jeanne adressée à la mère de Baudelaire qui s’est évertuée à cacher cette relation jugée scandaleuse. Cette Jeanne à laquelle Baudelaire a appris à lire, à écrire et qui a fini par transcrire les poèmes dictés dans un état second. Yslaire exalte cette beauté immortalisée par Manet et la liaison passionnelle orageuse des deux amants qui déménagent sans cesse pour fuir les huissiers. Baudelaire, dandy obsédé par ses cols de chemises blanches amidonnées, dépense plus qu’il ne gagne. L’auteur-dessinateur évoque le Paris artistique de Gérard de Nerval, Théodore de Banville, Henry Murger, du photographe Nadar, cette Bohème qui « brûlait la chandelle par les deux bouts », donne à voir les tableaux de Delacroix, de Courbet et rappelle la participation de Baudelaire à l’insurrection ouvrière de juin 1848 à la suite de la fermeture des Ateliers nationaux, insurrection qui fut réprimée par l’armée sur ordre de la majorité conservatrice d’une République peu sociale. Mais il s’attache tout particulièrement aux « paradis artificiels » : cauchemars, délires, chimères, apparitions de figures mythologiques, tous provoqués par l’alcool, les drogues ingurgitées pour combattre les effets du traitement contre la syphilis. Des figures bleu-nuit, noir d’encre, ocre-bistre et mauve surgissent, ombrées, veloutées, visitées par des spectres porteurs d’angoisse, des squelettes aux contours lumineux et un peuple malfaisant de chauves-souris, corbeaux, serpents et chats.

La morsure des ténèbres

Cette maîtrise de la matière noire et des autres tonalités fait jaillir des ténèbres une sensualité déferlante, l’impudeur tranquille de Jeanne, l’infinie volupté de son corps et la cruauté qui éclate lors des disputes. Yslaire s’est voué à traduire l’hallucinante élaboration imaginaire : phallus infecté incarné par un serpent crachant son venin, vagin, « origine du monde », telle une rose épanouie, gargouille-femme-dragon dont la chevelure de Méduse ondule de serpents et dont la bouche, rose maléfique cette fois, libère une nuée d’insectes aux yeux globuleux. Yslaire a offert à Baudelaire un mausolée à sa démesure, magnifiquement scellé de dessins hantés. Noirceur étincelante.