© Éditions Requins Marteaux, 2021 - Camille Lavaud Benito
La Vie souterraine de Camille Lavaud Benito

Pics épiques d’une époque

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 14 janvier 2022 à 12:57

Tu rencontreras Claudette dans ce village de Dordogne, tu lui diras : « L’Alouette du Dropt voltige dans une mare de nouilles. » Elle sera ton guide.

Paris fin des années 1930, Gabor Varga, directeur d’une agence publicitaire, fleurettiste émérite, fréquente le monde de l’art. Sa maîtresse Irène Lacombe dite Minouche est galeriste. Georges Lotte, collectionneur, lui présente Joseph Blumberg, un ami périgourdin ; peintre prometteur. 17 juin 1940, Paris occupé, Pétain demande l’armistice aux Allemands et le régime de Vichy se met en place : chasse aux Juifs et confiscation de leurs biens. Hitler ordonne de saisir les œuvres d’art, Goering en fait son terrain de chasse, un des plus grands pillages de l’Histoire.

© Éditions Requins Marteaux, 2021 - Camille Lavaud Benito

Gabor trahi par sa maîtresse jalouse, Blumberg et leurs amis sont pourchassés, certains changent de nom, d’autres entrent en résistance et rejoignent un maquis en Dordogne. Sabotages, actions contre l’occupant et les sbires de Vichy… Et le 26 juillet 1944, prévenus par un préfet qui sent le vent tourner, ils attaquent, en gare de Neuvic, un train transportant l’argent de la Banque de France et s’emparent de plus de deux milliards de francs (fait authentique), somme destinée aux besoins de différents maquis et pour rembourser paysans et commerçants auxquels ils avaient donné des bons de réquisition.

Une BD au langage visuel proliférant

La Vie souterraine relate l’histoire de ceux qui « dressèrent l’avenir contre la mort » comme l’écrit Éluard, les faits d’armes des obscurs et sans-grade, levain méconnu. Camille Levaud Benito, qui plaide en faveur du droit « d’extravaguer », donnant la pleine mesure à une création ludique et inventive, a réalisé, tout en contant une histoire réelle, une BD d’une totale fantaisie graphique. Elle métisse dessin, BD, radio et cinéma (La Vie souterraine présentée au début de l’album sous la forme d’un générique de film), bouleverse la mise en page traditionnelle des cases horizontales qui se diffractent, passant aux obliques qui accentuent la vitesse des mouvements. Des planches incroyablement touffues regorgent de détails disposés avec une originalité soufflante. L’auteure compose aussi l’air du temps en signalant les musiques et chansons de l’époque : « On va pendre notre linge sur la ligne Siegfried » de Ray Ventura ou le swing de Jo Bouillon. Tout en insérant des documents d’archives, elle s’offre des plages oniriques (un peintre endormi sur une palette) ou transforme la fumée de la cigarette de Minouche en serpents, crocs menaçants, signe annonciateur d’une trahison ? Elle visualise les accents de certains en changeant les consonnes, dessine les ondes qui se propageant en cercles concentriques autour de Pétain faisant son discours à la radio, il est ainsi mis au centre d’une cible et devient par la suite une figurine d’un jeu de massacre forain.

© Éditions Requins Marteaux, 2021 - Camille Lavaud Benito

L’agité du vocal et son contraire

La carrière d’Hitler est rappelée. Recalé aux Beaux Arts de Vienne, devenu Führer, il décide d’une exposition avec les œuvres d’art spoliées, nommées art dégénéré qui va à l’encontre de l’idéologie héroïque du nazisme. Plusieurs centaines d’artistes impressionnistes, fauves, expressionnistes et cubistes sont stigmatisés ! Camille Lavaud Benito l’aurait été aussi. Sa manière de dessiner étonne et nous comble : quelques touches de couleurs (affiche, soleil, fleurs, drapeau tricolore) piquettent des planches en noir, gris et blanc où des traits fins en hachures alternent avec des sortes d’idéogrammes au feutre noir dense, l’ensemble étant mis en valeur sur un papier crème épais. L’album qui annonce une suite, se termine sur papier glacé, par une série d’affiches de films, de couvertures de romans et de programmes radio des années 1940, tous inventés. Récit témoignage, « fiction documentée et vérité romancée dessinés »… cette chronique conduit le lecteur en ce lieu où le dessin peut retrouver le réel en restant totalement lui-même.

Éditions Les Requins Marteaux, cartonné, 23 x 32,50 cm, 96 pages, 26 €.