Le Pas de la Manu de Baptiste Deyrail

Qui s’intéresse aux ouvriers ? Une BD à hauteur d’homme

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 31 décembre 2020 à 10:53 Mise à jour le 30 décembre 2020

L’album tend un miroir à notre époque peu disposée, mis à part quelques romans, bandes dessinées et films, à évoquer le monde du travail.

Jean, un ajusteur de la MAS - manufacture d’armes de Saint-Étienne (souvent confondue avec Manufrance connue par son catalogue de vente et le magazine Le Chasseur Français) - comme la plupart de ses collègues, travaille en « perruque » (bricoler en pros pour soi au sein de l’atelier en se servant des chutes et en utilisant les machines). La direction tolère cette pratique quand il s’agit de réparer des ustensiles, de fabriquer de petites choses (thermos, casseroles, objets décoratifs). Jean voit plus grand, il construit le moteur du bateau avec lequel il a l’intention de naviguer et de pêcher : 200 kg, comment le sortir en douce ? Baptiste Deyrail chronique le quotidien. Chaque jour, les « manuchards » avaient une caisse de pièces à réaliser, nombre calculé par chronométrage : rendement et productivité. Que reste-t-il de la valeur travail face à la pression constante (la « perruque » est acceptée comme soupape) ? Les armes, ils en parlent peu, sentiment de gêne et constat d’une situation absurde : des mois de fabrication pour les pièces d’un blindé, autant pour le montage, les tests et vingt minutes de durée de vie au feu. Produire ce qui détruit et en même temps ce qui protège de la destruction, les armes anti-chars ! L’auteur évoque aussi ce «  Pas de la Manu » qui leur est souvent lancé à la figure, principalement par les mineurs du bassin de Saint-Étienne : courir jusqu’à la grille car on est à la bourre et puis marcher au ralenti car on est payé à l’heure. Disque usé qui tourne à l’affrontement, le ralenti datant de l’Occupation.

Esthétique du noir et beauté de la geste ouvrière

Cet hommage aux ouvriers qualifiés dont la mémoire s’est dissoute (la MAS ayant fermé en 2002 : ils étaient 11 000 en 1940, moins de 3 000 en 2002), a été élaboré à partir des récits, blagues et anecdotes qu’il a entendus depuis l’enfance, ainsi qu’aux silences auxquels il a été parfois confronté. La BD, qui permet à plusieurs générations de se reconnaître, ajoute une vraie pierre d’angle à une littérature concernant le monde ouvrier dont elle touche l’humanité par une intelligence du réel, un regard lucide et fraternel. Une BD qui dit de l’inédit et qui le dit d’une façon à la fois sombre et lumineuse. Chacune des deux mille cases a été réalisée selon la technique du monotype sur zinc, une forme de gravure : une encre grasse noire posée sur une plaque de métal est passée sous une presse avant d’être transférée sur papier. L’auteur inverse le rapport entre le noir et le blanc, pratique le dessin en « négatif » : opérant avec doigté des ponctions dans l’encre huileuse, il modèle bâtiments, paysages, objets et personnages. La lumière provient de l’intérieur d’un noir dense qui octroie de l’épaisseur aux scènes. On a l’impression d’être en présence d’un peintre qui transposerait sa sensibilité de coloriste dans le dosage du noir et blanc. Ces clartés obtenues sont autant de respirations libératrices, au même titre que la « perruque » qui leur ouvre l’horizon, les emmène ailleurs : une manière de se grandir comparée au geste répétitif, un espace de résistance, de récupération d’une part de vie à soi dans l’implacable engrenage des 3 x 8. Être soi et non une machine, un robot, elle dit leur liberté et le prix de cette liberté.

Le Pas de la Manu, Baptiste Deyrail, éditions Actes Sud, collection l’An 2, 20 x 27 cm, 232 pages, 28 €.