Trouvailles sous le sapin

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 14 décembre 2020 à 11:19

En ces temps chaotiques, les fêtes de fin d’année ont néanmoins le pouvoir de susciter des élans de partage et dans ce domaine les livres continuent de résister aux assauts de la technologie.

Histoire sans paroles, la vertu d’excellence

> Allez-hop ! de William Gropper

Le roman graphique de William Gropper (1897-1977) paru en 1930 est réédité. Né à New York de parents juifs venus de Pologne et d’Ukraine, il a très tôt été attiré par le dessin satirique. Entre les deux guerres et pendant la crise économique de 1930, gagné aux idées révolutionnaires et antifascistes, il collabore aux journaux communistes yiddish, à des publications telles que The Rebel Worker, Revolutionary Age et fonde New Masses, une revue marxiste, ce qui lui vaudra d’être inquiété après guerre lors de la « chasse aux sorcières » de McCarthy. Allez-hop ! raconte l’histoire d’un duo d’acrobates talentueux. Elle, avenante, lui, un moustachu athlétique. Un chanteur d’opéra tombe amoureux de la jeune femme, lui fait miroiter monts et merveilles et parvient à l’épouser. Deux jumelles grandissent. L’ancien partenaire devient une sorte d’oncle gâteau dont les jeux ravissent les fillettes mais exacerbent le mari terriblement jaloux. Quel sera l’avenir des protagonistes de ce triangle amoureux, bohème désargenté, vivant dans le Lower East Side, un quartier de Manhattan où réside une population ouvrière ? Histoire sans paroles, exercice de haut vol... Les pages (dessins pleine page) se tournent toutes seules : langue imagée, phrasé fluide, maîtrise de la progression dramatique, sens de l’ellipse, forme de réalisme sans effet de manche. Les lignes souples s’effilent ou se dilatent en douceur, respiration ample dans de larges réserves de blanc étincelant. Mais dès que la tension monte, le trait devient nerveux, happe et dévore le blanc. L’auteur introduit le clair obscur par des milliers de petits points circonscrits par des caches et obtenus par projection d’encre bruineuse. Quant au décor, principalement barreaux et escaliers aux angles aigus, il introduit l’idée d’enfermement et de solitude qu’il tempère en posant au dénouement un voile sur la tristesse de la séparation. C’est cette profonde perception de ce qui fait l’humanité des êtres qui anime William Gropper.

Allez-Hop !, William Gropper, éd. La Table Ronde, 216 pages, 200 illustrations, 26,50 €.

La morsure des ténèbres

> Faust de Goethe Du docteur Faust, les cinéphiles connaissent les adaptations de Murnau en 1926 avec Emil Jannings, de René Clair (La Beauté du Diable, 1949, avec Michel Simon et Gérard Philipe) et de Claude Autant-Lara adaptant le roman de Pierre Mac Orlan (Marguerite de la nuit, 1956, avec Michèle Morgan et Yves Montand), les musicologues se réfèrent à l’opéra de Gounod et le public des théâtres aux mises en scène de Robert Wilson et d’Antoine Vitez. La légende naît en Allemagne au XVIe siècle. Faust se consacre à l’astrologie et à la magie, curieux il évoque et signe un pacte avec le Diable qui lui procure l’ivresse des sens. Il pense pouvoir se libérer, le défie de lui assurer l’éternelle jeunesse et n’abdique jamais, tenant tête à Méphistophélès. Le pouvoir des grandes œuvres littéraires est sans égal, elles entrent profondément en nous, modifient notre paysage intérieur. Les illustrations d’Harry Clarke, visionnaire de l’ombre, réalisées en 1925 (22 en pleine page, lavis d’encre, noir et blanc, couleur et 64 vignettes noir et blanc) agissent de même : peintre verrier irlandais, il a été influencé par le symbolisme, l’Art Nouveau et les films expressionnistes allemands comme le Nosferatu le Vampire de Murnau (1922) et Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene (1920) où s’affrontent les ténèbres et la lumière. Figures émaciées, étirées verticalement, esthétique toute particulière : une beauté si entêtante, si hallucinante qu’elle déclenche un trouble étrange et lancinant, un mixte d’émerveillement et d’effroi qui a traversé les siècles pour inspirer le mouvement psychédélique des années 1960. Littérature et image : bel exemple à la fois de la coexistence de deux arts que tout différencie et de la brillante mise à nu de leurs échanges réciproques. C’est tout un monde onirique quelque peu glaçant qui ne cessera de hanter notre imaginaire.

Faust de Goethe, traduction Gérard de Nerval, éditions courtes et longues, 412 pages, 29,90 €.

Drôle de trame et subversion des convenances

>Les Chants de Maldoror par Lautréamont/Magritte

Il est des ouvrages qui introduisent une rupture sans précédent dans la continuité littéraire. Isidore Ducasse connu sous le pseudonyme de comte de Lautréamont (1846-1870) a fabriqué une bombe à retardement, mettant à bas toute thématique, court-circuitant la propriété littéraire : emprunts, plagiats, amalgame de motifs et de tonalités multiples. Tout en mêlant les registres épique, théâtral, mélodramatique, fantastique et feuilletonesque, il joue sur les clichés, les lieux communs et recourt à une écriture solennelle qu’il pousse jusqu’au grandiose, à l’emphase, n’hésitant pas à faire se côtoyer l’inouï, l’horreur et la parodie. Cette façon de recourir à un effet d’hétéroclite, de présenter les faits et les choses sans ménagement, sans garantie de crédibilité et de bienséance, est ô combien osée, superbement irrévérencieuse qu’elle désamorce nos idées préconçues. L’hétérogénéité radicale du style de l’auteur déteint sur les dessins de Magritte : c’est aussi le règne des rencontres fortuites, surprenantes. Un visage surgit d’un bras détaché du corps soulevant des haltères, une plante pousse dans une pipe bourrée, une sirène inversée, tête et corps de poisson, jambes humaines, semble chanter ou hurler à la mort alors qu’un voilier est pris dans la tempête (couverture)... Pour le 150ème anniversaire de la mort de Lautréamont, la présente édition, établie d’après l’originale de 1869, comporte 77 dessins à la plume dont douze en pleine page réalisés par Magritte en 1948 et qui sont en total décalage avec son œuvre antérieure. Les traits précis, nettement marqués associés à des aplats de couleur laissent place à de longues lignes courbes et à une multitude de « tracés tremblés », petits fils ondoyants qui octroient aux figures un aspect vibrionnant. Ces dessins s’accordent à l’imaginaire de Lautréamont et à sa conception de la littérature qu’apprécie André Breton comme libération sans condition de l’esprit.

Les Chants de Maldoror, Lautréamont/Magritte, éditions Prairial, 246 pages, 29 €.