Tokyo la nuit de Nick Bradley

Un bouquet d’intrigues à pleins régimes

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 30 juillet 2021 à 19:25

De Tokyo on connaît le mélange d’immeubles en verre et acier et de frêles maisons bonsaï à portes coulissantes, le réseau inextricable d’autoroutes suspendues et la profusion de publicités lumineuses chamarrées. Mais qu’en est-il dans les quartiers abandonnés ou interlopes ? Une chatte calico, pelage tricolore blanc, brun, roux, aux yeux verts, déambule agile et ondulante dans le lacis de ruelles étroites et sombres, préservant sa part de secret. Elle croise la route d’une multitude de personnages. Kentaro un tatoueur de yakuzas et Naomi, une jeune fille qui lui demande de graver la ville de Tokyo sur son dos. Ohashi un conteur que le succès a fui à cause de l’alcool et que la chatte, désormais son seul auditoire, lui a trouvé un lieu pour dormir, un cabinet-lit, chambre-tiroir d’un hôtel-capsule désaffecté. Un employé dans une société de relations publiques et qui, résigné, ne rencontre jamais l’amour. Taro le frère du conteur, chauffeur de taxi satisfait de la routine et humilié par des clients ignobles. Un détective qui ne récoltait que des affaires d’adultère. Un couple, lui photographe britannique et elle, japonaise cherchant à s’occidentaliser, qui ne marche plus l’amble et qui ne parvient pas à mettre fin à leur relation. Et bien d’autres que nous allons ensuite évoquer.

Roman-mosaïque

Chaque chapitre est réservé à un ou plusieurs personnages visités par notre chatte mystérieuse qui, déjà, changeait de place sur le tatouage au grand dam de Kentaro littéralement pris dans une sorte de cauchemar. Nick Bradley a concocté un roman-mosaïque, marqueterie d’abord disjointe dont les pièces vont en partie se raccorder. La chatte, véritable pôle baladeur, magnétise l’ensemble, assure une continuité et fait naître des échos entre différentes histoires. Un puzzle changeant sans cesse de registre. Réalisme avec les courses du taxi à travers les rues de Tokyo et l’attention portée aux détails qui tissent la trame du quotidien des différents protagonistes. Science-fiction avec la nouvelle Copy Cat intégrée au récit, écrite par le père du conteur, traduite par Flo et qui met en scène un professeur assisté d’un robot.

Des solitudes additionnées

Ce scientifique réalise un clone de la chatte qu’il a attrapée, l’opération terminée les deux félins sosies dialoguent. Insertion des notes d’enquête du détective, d’article de journal, d’un manga dessiné par un enfant relatant sa rencontre avec un de ces êtres qui se retirent du monde et vivent cloîtrés. Décisions gouvernementales concernant les Jeux Olympiques (roman écrit avant 2020, avant la pandémie) : en toute bonne politique de solidarité telle que la pratiquent les « démocraties », les SDF sont expulsés, les « déviants » arrêtés, des quartiers destinés aux installations sportives sont démolis. Un roman polyphonique où chacun, cabossé par l’existence, dépris du rêve, se débat avec sa solitude dans un espace aussi étroit que l’horizon qui s’offre à lui. Une fiction documentée instillée de fantasmagorie, merveilleux hétéroclite en terre d’aventure littéraire. Un grand roman échappe toujours au cloisonnement des genres.

Éditions Belfond, 320 pages, 21 €