Trois sexagénaires - Lincoln, agent immobilier, Teddy, éditeur de livres religieux, et Mickey, rocker - se retrouvent quand le premier invite ses deux amis à passer quelques jours dans une île de la côte Est où sa mère possédait une maison. Leur amitié remonte à leurs études, ils étaient trois boursiers à l’Université du Connecticut, réservée aux familles aisées. C’est en travaillant dans les cuisines d’une résidence pour jeunes filles qu’ils ont connu Jacy, dont ils étaient secrètement amoureux. En 1971, ils avaient fêté ensemble la fin de leurs études dans cette île. Jacy était présente, puis elle a disparu sans laisser de traces, l’enquête de police n’a rien donné. Revenant sur les lieux en 2015, ils tentent de comprendre ce qui s’est passé. Et le récit va être attisé par le souvenir de Jacy, progressant dans un mouvement de noria autour de ce manque fondamental qui jamais ne prend figure d’angoissante énigme. De la bohème estudiantine à la vie adulte et aux choix professionnels... Richard Russo dépeint l’ambiance de l’Amérique des années 1970 : musique de Creedence, Jim Morrison, The Who et Janis Joplin, hantise de l’incorporation par tirage au sort (Mickey ayant tiré le mauvais numéro, Jacy l’incitant à partir au Canada pour ne pas aller au Vietnam).
La vie à découvert
Le passé est remis au présent dans la plénitude de ses instants, marqueterie qui entrecroise leurs parcours et sous la- quelle perce l’écho d’une douleur intime, un serre-cœur, tel un clignotant qui se poursuit dans le cerne du temps. Le fil de ces destinées affleure comme réactivé, portraits d’une extrême et saisissante finesse qui s’imposent comme le requiem d’une génération. Cette sorte de désenchantement doux-amer travaille les trois amis envahis par leur propre crépuscule. Aux problèmes de santé s’ajoutent oppressantes les interrogations sur les origines, le poids des traditions familiales (relations père-fils) et sociales (différences de classe) et la question de la violence faite aux femmes. Avec son aspect choral, le roman alterne les chapitres consacrés à Lincoln et Teddy qui, bien que majoritaires, permettent à chacun d’eux d’opérer un retour sur soi, à entrevoir ou à regarder en face doutes, errements, faiblesses, regrets et illusions. Les amitiés sont-elles éternelles ? À la nostalgie joyeuse secrétée par le rappel du « tous pour un, un pour tous », s’immiscent des germes de méfiance, silences et non-dits (comment chacun voit-il ses compagnons ?). Au compagnonnage chaleureux se greffe le bruissement de la mélancolie. « Ils ont 70 ans, ils sont beaucoup trop vieux pour se convaincre que ce putain de monde s’intéresse un tant soit peu à leurs espoirs et à leurs rêves, en supposant qu’il leur en reste. » Magnifique portrait d’une Amérique blanche désabusée modelé par une plume prodigue, diserte et ciselée.
Retour à Martha’s Vineyard, Richard Russo, éditions La Table Ronde. Quai Voltaire, 380 pages, 24 €.