Nettoyage à sec de Joris Mertens

Un drôle de loto, déluge en flagrants débits

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 19 mai 2022 à 18:36

François travaille dans une blanchisserie comme chauffeur livreur. Il fait sa tournée dans les rues de Bruxelles et des environs, protégeant les costumes nettoyés de la pluie battante. Solitaire, tiré à quatre épingles, il mène une vie simple : livraisons, bière au bistrot où il a ses habitudes et remplissage, au kiosque à journaux que tient Maryvonne, de la grille de loto avec ses numéros fétiches. Si un jour, la chance tourne, il offrira à Maryvonne, dont il est secrètement amoureux, et à sa fille la possibilité de s’installer au bord de la mer. Le travail consciencieux d’un employé modèle, le train-train jusqu’au jour où la patronne du pressing lui adjoint son neveu Alain pour qu’il le forme, un écervelé imprudent qui ne mesure pas la portée de ses actes.

Le bon numéro ?

Une livraison semblable aux autres le conduit dans une grande demeure, porte ouverte et silence total. François entre… des cadavres gisent un peu partout et… un sac rempli de billets de banque est là, attirant. Il sort, puis revient et l’emporte pour l’enterrer dans un bois en ne prélevant que quelques billets. La chance trop longtemps attendue s’est enfin offerte, avec en prime des désagréments, cette pluie qui ne cesse de tomber, imprégnant tout. Joris Mertens donne chair et vie à des destins singuliers, anonymes, à ce qui fait le battement d’existences au quotidien : gestes, actes, paroles échangées, relations de voisinage, vie de quartier, rêves, espérances… Ces existences minuscules rendues plus grandes par une « encre sympathique » constituent une certaine réalité sensible de la ville de Bruxelles au cours des années 1970 (d’après les modèles d’automobiles et le tramway), un Bruxelles qui emprunte quelques bâtiments à Liège et Anvers, manière de dire que le singulier touche à l’universel. C’est dans ces visions de la ville, de ses rues grouillantes d’activité, même le soir et sous un temps exécrable, que l’auteur donne la pleine mesure de son talent pictural. Un univers nocturne flamboyant déployé pleine page et sur des doubles pages, scènes de rues « muettes » dont on imagine le brouhaha, panoramas saisissants avec des immeubles en amorce au premier plan, enserrant des vues en plongée oblique ou verticale, dotées d’une profondeur de champ qui attire le regard du lecteur. Immersion dans une brillance généralisée : enseignes lumineuses, vitrines, phares des voitures, jaunes à l’avant, rougeoyants à l’arrière et leurs reflets sur les pavés mouillés, les rails luisants du tramway. Un univers d’ambiance de polar parcouru par François, cet anti-héros.

Éditions Rue de Sèvres, 148 pages, 25 €.